1914-1918 : Pendant la Première Guerre mondiale

La RMS traverse courageusement ces cinq années de guerre ; les chroniques rédigées ou inspirées par Feyler en constituent la trame. Cet officier de milice a de nombreuses portes ouvertes dans les rédactions de journaux romands. Les circonstances multiplient les occasions de prendre position et de commenter la politique du Conseil fédéral, celle du chef du Département militaire, la personnalité et les décisions du général Ulrich Wille, l’antagonisme qui l’oppose au chef de l’Etat-major de l’Armée, Theophil von Sprecher, le fossé entre Romands et Alémaniques, « l’affaire des colonels »1, l’attitude de la presse. Les « Chroniques suisses », d’une bonne tenue, au ton ferme mais jamais vainement polémiques, traitent ces thèmes, les opinions, étayées par des faits, sont exprimées avec netteté.

Dès l’automne 1914, la RMS suit l’évolution du conflit, commente les principaux événements à l’étranger, alors que la consigne interdit d’en faire de même pour les mesures militaires suisses. « Mieux vaut ne rien dire que de risquer des propos déplacés. D’ailleurs, la consigne est la consigne. C’est parfois une lâcheté de se taire. Aujourd’hui, c’est une vertu. »2 Lorsque la consigne de silence sera levée, il faudra lancer un programme national, une œuvre de reconstruction morale et un « programme international » d’exploitation, au niveau tactique et technique, des enseignements de la guerre. En 1914, la revue ne présente pas moins de 16 cartes annexées à différents numéros, entre autres « Les frontières militaires de l’Allemagne et de la France », « Le couloir alsacien », « La trouée des Vosges », ainsi qu’un certain nombre de documents concernant la Yougoslavie.

La « Chronique suisse » d’août 1914, intitulée « Les tout premiers enseignements de la guerre de 1914 », donne une appréciation favorable de la mobilisation générale de l’Armée, mais critique la panique du public, qui « s’est comporté exactement comme il ne devait pas », se ruant dans les épiceries et dans les banques. Les gens, qui n’ont aucune idée de ce qu’est une opération militaire, croient toutes les rumeurs. Le 2 août, n’annonçait-on pas les Allemands à Verdun ! La neutralité doit être armée, sinon ce n’est qu’un leurre : « Si la nouvelle vraisemblable, arrivée ce matin, de la pénétration de troupes allemandes sur le territoire neutre du Luxembourg est vraie, on pourra conclure dès le premier jour, par un exemple historique, de la valeur d’une neutralité sans forces pour la défendre. »3

En Suisse, le fossé entre les communautés s’explique par la francophilie des Romands et la germanophilie des Alémaniques. Dans la rubrique « Législation, organisation et instruction militaires, manœuvres », un monumental article de Gonzague de Reynold, « Indépendance et neutralité : le devoir suisse », paraît en deux parties4. « Nous [les Romands] ne devons pas oublier que nous ne sommes point seuls en Suisse […] Si leur attitude [des Suisses alémaniques] n’a pas été toujours, surtout au début de la crise, telle que nous l’aurions désiré […], sommes-nous bien, nous autres Velches, à l’abri de tout reproche ? Notre premier devoir est de traiter les Suisses allemands comme des aînés : même s’ils ont tort, ils ont le droit qu’on les écoute et les respecte. N’ont-ils pas fait la Suisse, construit notre maison ? Ne lui ont-ils pas donné son nom, gravé sa devise au-dessus de la porte, tissé de leurs mains sanglantes et victorieuses la grande bannière rouge qui flotte et claque au faîte blanc du toit ? Toute notre histoire est là, qui l’affirme et le proclame. »5

La RMS s’insurge contre le drill, le pas cadencé ; ces méthodes d’instruction qui semblent inapplicables en Suisse romande parce qu’elles viennent d’Allemagne. Parlant des problèmes de discipline qui se sont posés dans certaines formations d’outre-Sarine en 1918, Fernand Feyler prétend que les conseils de soldats « sont nés dans une division où les moeurs importées de l’étranger faussent trop souvent les rapports entre officiers et soldats. »6 Ces polémiques agitent surtout les journalistes, certains politiciens et officiers supérieurs, mais peu l’opinion publique. « Les généralisations injustes et les calomnies qui se répandaient alors dans la presse causaient à notre pays un préjudice plus grave que les incidents eux-mêmes et les abus7. » Robert de Traz résume la situation : « Les divergences, les véhémentes polémiques étaient […] à peu près ignorées de la troupe. A l’Armée, nous nous consacrions à des devoirs obscurs […] et nous trouvions dans cet accomplissement une paix intérieure que les congés, d’ailleurs, remettaient en question. »8

La revue prend position à propos de deux initiatives de « l’extrême-gauche socialiste » : l’une vise à la suppression des tribunaux militaires, l’autre à l’égalisation des soldes. Il « s’agit de vulgaires entreprises de démagogie »9. Si l’initiative sur les tribunaux est politiquement habile – quelques réformes de la justice militaire pourraient se justifier – il en va tout autrement de l’égalisation des soldes entre officiers et soldats. L’officier fait un service bien plus long que le soldat. Au moment où il gagne sa première étoile, le lieutenant a effectué trois fois le nombre de jours de service du soldat. « Si c’est s’accorder un luxe que de devenir officier de l’Armée suisse et que seuls les enfants de parents riches puissent y prétendre, loin de favoriser l’indispensable rapprochement de sentiment et d’idée qui doit exister entre le soldat et ses chefs, on encouragera leur éloignement. »

En 1915, un supplément de la RMS, un volume de 336 pages, Avant-propos stratégiques de la plume du colonel Feyler, commente les batailles de la Marne, de l’Aisne, des Flandres, de Neuve-Chapelle et d’Ypres. Il donne dans le détail les événements – illustrés par des croquis – et la version des deux camps. Des cartes des secteurs de combat sont annexées. C’est ouvrage est le « développement corrigé » d’études parues au jour le jour dans le Journal de Genève. Selon l’auteur, c‘est « une oeuvre de transition en ce qu’elle tient le milieu entre l’information quotidienne, rapide et fugace, et l’histoire réfléchie. Un point de départ, en ce que, sur la base de l’information quotidienne, elle échafaude les suppositions qui précèdent la certitude. »10

En 1916, le rédacteur en chef veut développer les « indications contrôlées ». La rubrique « Campagnes, guerres, histoire militaire » fournit des « Impressions du front », souvent assorties de photos, aussi bien d’auteurs suisses qu’étrangers, auxquelles s’ajoutent des études sur la Belgique, le Canada, les Etats-Unis, la France et le Portugal. L’événement suisse de cette troisième année de guerre, c’est « l’affaire des colonels », traitée par Feyler lui-même. Le ton est mesuré, serein. Il ne s’agit pas de jeter de l’huile sur le feu, mais de dire la vérité. Le rédacteur en chef se penche également sur l’antagonisme qui oppose le général Wille au chef de l’Etat-major de l’Armée, le colonel commandant de corps von Sprecher. La façon dont l’un et l’autre ont été désignés pèche par excès d’arguments politiques. A la tête de l’Armée, il faut un Commandant en chef qui a choisi le Chef d’Etat-major de l’Armée. « A la faiblesse doit succéder l’énergie ; il nous faut au Gouvernement, non pas des radicaux, des socialistes ou des conservateurs, mais des hommes […] qui commandent, comme c’est leur devoir, et des institutions politiques auxquelles les militaires obéissent comme c’est leur devoir aussi. […] Bref, il est urgent que l’anarchie cesse et, pour qu’elle cesse, il faut des hommes. Nous aspirons à obéir, mais pour l’amour de Dieu, que quelqu’un commande. »11

Le commandement militaire suisse a le souci de l’information. Les commandants d’unité doivent avoir des discussions avec leurs hommes, l’Armée entretient un Bureau de presse. Celui-ci « a inondé ces derniers temps les journaux de communiqués sur les sujets les plus divers. Cette prose bien intentionnée est malheureusement plutôt ennuyeuse. Peut-être l’est-elle moins dans la langue de Goethe. Dans la nôtre, elle rappelle plus le pas cadencé dans les champs de pommes de terre que l’allure alerte et souple exigée par le Général. »12

En 1917, la RMS multiplie les études approfondies sur l’Allemagne et sur les premières années de guerre, la rubrique « Bibliographie » s’étend. Le directeur est encore au front, avec une importante synthèse sur « Les campagnes allemandes d’Occident de 1914 à 1916 ». Les problèmes de politique intérieure demeurent néanmoins ceux à travers lesquels se marque le mieux la personnalité de la revue, qui traite de la gestion du Département militaire fédéral, des relations entre les autorités politiques et le commandement militaire. Elle ne ménage pas les chefs successifs du Département, MM. Décoppet, Ador et Hoffmann. Le manque de coordination provoque des situations piquantes : « Le Général, par exemple, donne l’ordre aux troupes mobilisées de mettre le plus possible d’attelages à disposition des agriculteurs pour leurs travaux de printemps. Aussitôt, le Commissariat central des guerres édicte des prescriptions et des tarifs sur la location des chevaux qui réduisent à néant les excellentes intentions du Général. »13

En période de conflit, on paie les insuffisances des budget « Défense » et des économies déraisonnables en temps de paix. « Il y a une dizaine d’années, la majorité du peuple suisse trouvait que son Armée lui revenait trop cher. Au lieu de chercher à éclairer le peuple et à lui faire comprendre qu’une armée à bon marché ne peut être qu’une armée pour rire, la majorité parlementaire a emboîté le pas derrière les mécontents. Elle a cherché un ministre non pas de la guerre, mais des économies. Elle l’a trouvé après quelques tâtonnements dans la personne de Hoffmann qui a accepté la lourde responsabilité de fournir une armée à bon marché. Pendant des années, il a sabré impitoyablement les demandes de crédits militaires les mieux fondées. »14

Les violations de l’espace aérien suisse, surtout dans le saillant de Porrentruy, plaident pour un accroissement des moyens de la DCA. Les batteries sont peu nombreuses, la densité de feu totalement insuffisante, ce qui assure l’impunité aux appareils volant à haute altitude, « dont on ne peut pas reconnaître les signes distinctifs ».

Des soucis de deux ordres font surface en 1918. D’abord, l’antimilitarisme : une polémique oppose des sociétés d’étudiants à la rédaction de la RMS ; en mars, Feyler publie sa « Troisième épître aux Zofingiens ». Les hécatombes de Verdun en 1916 et du Chemin des Dames en mai 1917 expliquent une prise de conscience : la guerre étant horrible, il faut la refuser, ce qui amène, dans la foulée, le refus de l’homme tel qu’il est. Second souci majeur, l’indiscipline dans l’Armée : la Révolution d’octobre est à la source de mouvements à l’intérieur de l’Armée, mais surtout à l’extérieur. Il y a aussi l’indiscipline dont l’exemple vient d’en haut et que la revue ne se fait pas faute de mettre en cause. A travers les chroniques, on perçoit la détérioration de l’atmosphère, la lente marche vers la grève générale de novembre 1918.

En 1919, la revue traverse une zone de turbulence qui risque de la faire disparaître : problèmes financiers, nombre d’abonnés insuffisant. Le colonel Feyler, rédacteur en chef depuis plus de vingt ans, est fatigué. La RMS va subsister parce que des officiers, en grand nombre, demandent son maintien, qu’on trouve de nouveaux abonnés et un directeur, le lieutenant-colonel Arthur Fonjallaz, en fonction en 1920 et 1921. Fernand Feyler reprend le collier en 1922 et le garde jusqu’en 1931. Dans les historiques de la RMS, on n’évoque pas cet intermède, sans doute parce que le colonel Fonjallaz a dû démissionner du corps des officiers instructeurs et a été exclu de la Société vaudoise des officiers en 1925.15

1 Dès août 1914, les colonels Friedrich Moritz von Wattenwyl et Karl Egli, appliquant le principe du « Donnant-donnant » transmettent aux attachés militaires allemands et austro-hongrois le Bulletin journalier de l’Etat-major de l’Armée et des dépêches diplomatiques décryptées en Suisse. Le non-lieu de la justice militaire est très mal reçu en Suisse romande.

2 RMS, décembre 1914, p. 723.

3 RMS, août 1914.

4 RMS, juin et juillet 1915, pp. 241 ss et 289 ss.

5 RMS, juin 1915, pp. 260-261.

6 « Chronique suisse », août 1918.

7 E. Régnier : « L’Armée et la crise intérieure. 1914-1919 », novembre 1923.

8 « Les deux mobs », novembre 1938.

9 RMS, décembre 1915, p. 531.

10 Préface du supplément, La guerre européenne : avant-propos stratégiques.

11 RMS, février 1916, pp. 63-64.

12 RMS, décembre 1916, p. 685.

13 RMS, mai 1917, p. 248.

14 RMS, août 1917, p. 349.

15 En 1923, le colonel Fonjallaz, officier de carrière, démissionne, conséquence de ses attaques contre le colonel commandant de corps Bornand. Il mène dès lors des affaires financières désastreuses. Politiquement, il adhère au parti des paysans, artisans et indépendants (1927-1932), puis évolue par étapes vers l’extrême-droite. Il milite à la Heimatwehr (1932-1934) et fonde à Rome, en 1933, la Fédération fasciste suisse.

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