C’est le 10 mai 1856 que paraît le premier numéro de la Revue militaire suisse, sous l’impulsion de Ferdinand Lecomte, alors capitaine d’artillerie, qui restera son rédacteur en chef jusqu’en 1895. Il n’existe alors en Suisse qu’un seul périodique militaire, le Schweizerische Militärzeitung, créé en 1852 à Bâle par le major Wieland, qui paraît aujourd’hui sous le titre d’Allgemeine Schweizerische Militärzeitschrift.
Dans un avis, la rédaction de la RMS explique les buts qu’elle entend poursuivre : « C’est pour répondre à ces voeux exprimés de divers côtés que nous entreprenons la présente publication en espérant le concours de toutes les personnes qui s’intéressent au développement de la vie militaire en Suisse et en comptant, entre autres, sur l’appui de nos frères d’armes des différents corps d’officiers [cantonaux]. Sous le rapport du développement des connaissances militaires, il faut reconnaître que la Suisse [romande] n’a pas le lien, l’unité d’action qui se rencontre dans la Suisse allemande, ce qui tient peut-être à ce que celle-ci possède depuis longtemps un organe plein de zèle et d’intérêt dans le Schweizerische Militär Zeitung […]. Aussi notre intention est-elle de donner la traduction des publications les plus intéressantes de cette feuille, mais nous pensons que des produits du crû, émanant d’officiers de la Suisse [romande], n’en auront pas moins de valeur. Nous recevrons donc avec reconnaissance toutes les communications qu’on voudra bien nous faire. Nous nous efforcerons de vouer une égale attention, pour autant que cela nous sera possible, aux différentes branches du militaire et de ne négliger aucun des éléments divers qui le composent […]. La Revue militaire suisse, recherchant un but d’utilité publique avant tout, désire être l’organe des officiers de la Suisse [romande] et un moyen d’instruction mutuelle pour eux. »1
Le premier numéro est envoyé à titre d’essai, les lecteurs qui ne le refusent pas seront considérés comme abonnés. Qui ne dit mot consent ! Le 6 août 1856, la Société militaire générale accorde un subside de 550 francs, comme à la « feuille allemande ».
L’initiative de Lecomte est soutenue, notamment par le général Guillaume-Henri Dufour, qui s’adresse à lui en ces termes : « C’est une heureuse idée et que j’approuve fort, de faire pour les militaires de notre Suisse occidentale ce qui existe depuis longtemps pour ceux de la Suisse orientale. Ils ont un journal qui les tient au courant de toutes les inventions modernes, qui propage les bonnes idées, réveille les esprits, appelle les réformes devenues nécessaires et entretient dans notre jeunesse des goûts que les tendances du siècle ne parviennent que trop à effacer […]. Persistez dans cette utile entreprise. »2
La RMS s’attache à suivre l’actualité militaire. Lecomte, homme d’action qui n’hésite pas à se rendre sur divers champs de bataille à l’étranger, en parle dans la revue. Au début de l’année 1857, lorsque deux divisions sont mobilisées à cause de la menace de la Prusse, dans le contexte de l’affaire de Neuchâtel, il écrit : « Aujourd’hui mieux que jamais la Suisse peut faire la guerre pour son bon droit. Les coeurs sont unanimes, l’Armée suisse est bien préparée […] elle opérera chez elle, au milieu de populations sympathiques, sur un terrain connu, accidenté, impropre à l’action de la cavalerie prussienne […]. Si nos chefs ne sont peut-être pas tous aussi savants que le sont les officiers prussiens, du moins nous les connaissons et ils nous connaissent ; il y aura confiance mutuelle entre eux et les troupes […]. Le Suisse de nos jours ne déméritera pas de ses ancêtres, dévoué comme citoyen, confiant comme chrétien, ferme et vaillant comme soldat, il saura sauver la patrie ou tomber glorieusement avec elle. »3
Les buts de la revue sont élevés, ce qui n’empêche pas qu’après huit ans d’existence, elle traverse une crise, comme en témoigne un avis rédigé par Lecomte : « Si donc il a pu arriver que la RMS n’ait pas toujours répondu à l’attente de tous, MM. les officiers doivent s’en prendre en premier lieu à eux-mêmes […]. Il nous faut le concours intellectuel et l’appui moral des officiers de tous grades et de toutes Armes […]. Tous nous devraient leurs réflexions, leurs observations, leurs critiques même […]. Le niveau intellectuel de notre journal et, par lui, de l’Armée, irait toujours en s’élevant, pour le plus grand profit de tous. »4
Jusqu’en 1865, la RMS, qui paraît tous les quinze jours, comporte en principe seize pages. Dans le numéro de septembre 1859 figure la première illustration : Le Vincent, un canon rayé, pris par les Autrichiens à Magenta. Par la suite, on trouve fréquemment des cartes ou des planches d’armes. A intervalles irréguliers, Ferdinand Lecomte publie des suppléments dans lesquels figurent plusieurs de ses écrits, notamment « L’Italie en 1860 » (1860 et 1861), « La guerre des Etats-Unis d’Amérique » (1862 et 1863), « La guerre du Danemark en 1864 » (1864 et 1865). Dès 1865, des suppléments sont publiés une fois par mois, consacrés essentiellement à une « Revue des armes spéciales ».
Un comité de rédaction apparaît à cette époque. Lecomte est tout d’abord secondé par le capitaine fédéral d’artillerie Ruchonnet et par le capitaine fédéral du génie Cuénod. Il semble y avoir une certaine instabilité au sein de la rédaction, puisque 18 rédacteurs vont se succéder pendant 25 ans. Parmi les collaborateurs occasionnels, le général Dufour et le général Henri-Victor de Gingins5. En 1869, Edouard Secrétan6 publie un de ses premiers textes : « Du passage des Alpes par Annibal ». Beaucoup d’articles ne sont malheureusement pas signés.
La RMS commente abondamment les événements de la guerre franco-prussienne de 1870-1871, les graves lacunes de l’organisation militaire suisse, qui vont amener une refonte des institutions, dont la base légale sera la nouvelle Constitution fédérale de 1874. Elle publie le Rapport du général Herzog concernant la mise sur pied en juillet-août 1870. Elle ne berce pas d’illusions ses lecteurs ! L’effort à fournir doit l’être, non seulement par le citoyen, mais également par l’Etat dont le premier devoir consiste « à ne pas laisser son Armée manquer de ce qu’il lui faut pour être prête à combattre. »7 La landwehr « est dans un état fort peu rassurant ; la troupe existe, mais le cadre d’officiers et de sous-officiers est toutefois incomplet, les armes encore extraordinairement défectueuses et l’habillement n’existe souvent qu’en partie. »8
Dès janvier 1882, la RMS devient mensuelle. La rédaction « veut rester étrangère à tout esprit de parti ou de coterie, comme à toute préoccupation de bénéfice matériel […]. Elle ouvrira ses colonnes à toutes les opinions, pourvu qu’elles soient exprimées dans un langage convenable »9, une formulation déjà proche du texte qui figure dans son impressum de 2006 : la RMS « est un organe de publication officiel de la Société suisse des officiers. Elle appartient aux sections cantonales de Suisse romande et de Berne. Elle est éditée par l’Association de la Revue militaire suisse. Le but de la RMS est, notamment, de faciliter l’échange sur les problèmes militaires et de développer les connaissances et la culture générale des officiers. Les textes publiés expriment la seule opinion de leurs auteurs. La RMS est ouverte à toutes les personnes soucieuses d’oeuvrer constructivement au bien de la défense générale. »
Malgré un rythme de publication moins élevé, la qualité des articles diminue. Ferdinand Lecomte, le pilier central de la revue, se trouve très absorbé par ses autres fonctions, dont celle de commandant de la 2e division d’armée. Les articles originaux deviennent moins nombreux, les publications d’actes officiels, de nominations, de mises à disposition se multiplient. Le « Courrier des lecteurs » disparaît peu à peu. La rubrique bibliographique subsiste, qui mentionne aussi bien des ouvrages suisses qu’étrangers. A la « Chronique suisse » s’ajoutent des chroniques sur les préoccupations et les innovations dans les armées étrangères.
Lorsqu‘il quitte sa fonction de rédacteur en chef, Ferdinand Lecomte a consacré 39 ans de sa vie à la RMS. Fondateur, animateur de ce périodique et l’un des écrivains militaires suisses les plus féconds, il l’a profondément marquée. Croyant à la nécessité de la RMS, il oeuvre inlassablement à son maintien et ne se laisse pas décourager. Il fait bénéficier les lecteurs de ses analyses d’événements qu’il a lui-même vécus ou au sujet desquels il s’est suffisamment documenté pour en donner une approche solide. Le colonel Feyler, son successeur, écrit de lui : « La sûreté de ses jugements, survenant au lendemain même des événements, témoignait de l’indépendance de son esprit et de la profondeur de ses connaissances. Ce n’est pas un petit éloge que celui adressé à un écrivain de savoir résister aux courants d’opinion qui se forment autour de lui ; il prouve par là que ses ouvrages sont scellés de la bonne marque historique, la marque de l’impartialité, de l’étude basée sur les faits et sur les principes avec pour seul but et unique souci : la vérité. »10
Selon la Constitution de 1874, la Confédération, qui élabore dès 1875 une nouvelle Organisation militaire, s’occupe de l’instruction de toutes les Armes, les cantons conservant la charge d’équiper les hommes et le droit de disposer de leurs troupes d’infanterie. La RMS, fédéraliste, expose à de nombreuses reprises les différents projets et en fait la critique. Dans un article consacré à l’internement de l’armée du général Bourbaki en 1871, le chroniqueur prodigue des conseils au citoyen vaudois : « Qu’il se défie des réformes capricieuses du jour, dont la plupart tendent à affaiblir notre brave Armée au lieu de la renforcer ! »11 A la veille de la votation populaire du 3 novembre 1895 sur la loi qui abolit le droit des cantons de nommer des officiers et remplace les directions militaires cantonales par des districts militaires fédéraux, on peut lire : « Les autorités cantonales sont évidemment mieux placées qu’un pouvoir lointain pour faire ces nominations en toute connaissance de cause […]. Déjà aujourd’hui, dans les nominations et promotions qui incombent au Conseil fédéral […], ne voit-on pas cette haute autorité avoir souvent la main très malheureuse, par manque de sûrs renseignements sur ses élus ? »12 Le rejet d’un projet trop centralisateur, n’est pas une surprise.
Le peuple souverain craint une augmentation des dépenses et de nouvelles obligations militaires. Alors que les forces armées des grandes puissances européennes s’accroissent, les autorités procèdent à des changements partiels et graduels. Les classes d’âge sont modifiées, l’armement amélioré. L’Organisation militaire demeure le sujet le plus fréquemment abordé par la RMS qui soutient celle de 1907 : « La tâche de tous est de travailler à l’acceptation de la loi. Que l’on songe aux conséquences qu’aurait son rejet par le peuple. Ce serait l’ajournement à un quart de siècle de toute réforme, de toute amélioration du régime actuel manifestement insuffisant. Et si, pendant cette période, des événements de guerre allaient nous surprendre, de quelle lourde responsabilité ne se sentiraient pas chargés ceux qui, ayant pu contribuer au succès, auraient refusé de le vouloir ! »13 A la veille du scrutin, on exalte les sentiments patriotiques. « La vraie question est de savoir si le peuple suisse est toujours décidé à affirmer sa virilité aux yeux de l’étranger, s’il est toujours convaincu que l’entretien d’une Armée solide est pour lui une nécessité politique et si sa foi en ses propres destinées est assez enracinée encore pour l’engager à accepter les sacrifices qu’elles lui imposent. »14 La nouvelle Organisation est adoptée à une faible majorité.
Pendant les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, la RMS continue à informer ses lecteurs d’une manière précise. Le nombre des articles originaux augmentent, toutes les Armes y ont leur place, y compris l’aviation militaire qui en est à ses débuts. L’inquiétude naît, à cause des événements qui se déroulent autour de la Suisse. On encourage les cadres militaires dont la volonté ne doit pas faiblir : « Il est capital dans une armée qu’une émulation semblable [l’ambition d’arriver au but] anime tout le corps des officiers. L’idéal serait que chaque membre de ce corps ait la volonté tenace de distancer tous les concurrents, et de conquérir le plus haut grade par ses qualités, ses capacités et ses connaissances. Une telle émulation est indispensable […] car là où elle est absente règne la médiocrité, et c’en est fait de l’Armée. »15
Les chroniques étrangères, malgré l’imminence du conflit, demeurent riches en renseignements. La « Chronique allemande » de juin 1914 fournit les effectifs des forces armées impériales. Le chroniqueur suisse donne des informations sur le Pavillon militaire de l’Exposition nationale à Berne, notant avec une pointe d’humour : « Il reçoit de nombreux visiteurs qui, n’y trouvant guère, comme cela va de soi, que des objets absolument publics et tels qu’on peut les voir partout sur nos places d’armes et au cours de nos manoeuvres, s’étonnent des innombrables défenses suspendues à tous les angles et sur les murs. N’avons-nous pas, en Suisse, un peu la manie des mystères militaires ? Pourtant il n’est pas un officier étranger qui en fasse la demande, à qui le Conseil fédéral n’accorde l’autorisation de visiter nos casernes, nos places d’armes, nos établissements militaires de toute nature. »16
Dès sa création, la RMS s’efforce d’informer ses lecteurs, tant dans le domaine militaire suisse qu’à propos des armées étrangères ; en outre, elle publie des ouvrages qui vont connaître un certain succès. Dans les années 1860, elle a traversé une crise, mais son existence n’a pas été mise en question. A la fin du XIXe siècle, sa rédaction a su lui donner un nouvel élan. Emmenée par le colonel Fernand Feyler, elle est prête, à la veille de la Première Guerre mondiale, à remplir sa mission fixée en 1856.
1 RMS 1856, p. 1.
2 Lettre du 26.5.1856, RMS 1856, p. 33.
3 RMS 1857, p. 1.
4 RMS 1864, p. 418.
5.H.-V. de Gingins (1792-1874), lieutenant au régiment de Watteville au service d’Angleterre (1807-1816), membre du Petit Conseil bernois (dès 1825). En 1829, il entre au service de Naples comme major au 4e régiment suisse, lieutenant-colonel en 1832, puis colonel, général de brigade en 1848. Il démissionne la même année.
6 Secrétaire au Département politique fédéral à Berne (1871-1874), correspondant à Berne (1871-1874), puis colonel et rédacteur en chef de la Gazette de Lausanne (1874-1917).
7 RMS 1871, p. 55.
8 Ibidem.
9 RMS, décembre 1881.
10 RMS 1889, p. 761.
11 RMS 1895, p. 572. La centralisation – une armée fédérale – va à l’encontre du système traditionnel de la Suisse, les armées cantonales.
12 RMS 1895, p. 451.
13 RMS 1907, p. 307.
14 RMS 1907, p. 787.
15 RMS 1914, p. 154.
16 RMS 1914, p. 427.