Patrice Buffotot

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Seuls 12% des Suisses contre l'armée
Le développement des interventions militaires hors des frontières nationales affaiblit-elle la culture stratégique des militaires ? Un retour sur l'histoire de la France montre les dangers d'une focalisation excessive en la matière. Le ralliement des pays européens à cette politique d'intervention de gestion de crises[1] proposée lors du sommet de Rome de l'OTAN les 7-8 novembre 1991 par les Etats-Unis aura des conséquences à long terme sur les capacités de défense de ces pays. Ce phénomène sera renforcé par l'idéologie de la paix développé par ces pays[2]. Le retour à une politique d'intervention s'est faite en Europe sous le couvert de l'humanitaire, la défense des droits de l'homme, le refus de l'utilisation de la violence. Cette idéologie se traduit par une conception européenne de l'intervention différente de celle initiée par les Etats-Unis qui d'ailleurs donné lieu à des critiques d'auteurs américains[3]. Même la France qui avait développé le concept d'une « Europe puissance » a été obligé de modifier son discours en parlant d'une « Europe puissance tranquille » pour rassurer ses partenaires européens[4]. Or une intervention militaire, même dans le cadre de l'ONU n'est jamais neutre. Les Européens vivent dans une fiction de neutralité alors qu'ils apportent un « Pack civilisationnel » pour reconstruire selon leurs normes politiques, économiques et juridiques les pays en désagrégation. Ce modèle d'intervention repose selon Frédéric Gros sur « la fiction d'une communauté de valeurs »[5]. Cette politique d'intervention finalement permet aux politiques de justifier la suppression des armées du temps de la guerre froide basées sur la conscription et de « professionnaliser » leurs armées pour pouvoir mener des interventions. Cette réforme des armées leur permet aussi de réduire les crédits de la défense et d'engranger les « dividendes de la paix ». Cette politique d'intervention soulève deux questions : l'intervention ne risque-t-elle pas de provoquer une perte de la culture stratégique des militaires et l'absence d'une vision géopolitique de ces interventions ? La perte d'un savoir stratégique L'intervention est la négation de la stratégie si elle ne relève pas d'une conception stratégique. La France a connu une situation similaire où elle a mené dans la première moitié du XIXème siècle une politique d'intervention qui a débouché sur la défaite de 1870. La France a mené en effet une politique d'intervention après le Congrès de Vienne (1815) jusqu'à la fin du Second Empire (1870)[6]. Pendant plus d'un demi siècle, la France a mené seule ou avec des alliés une vingtaine d'interventions navales et terrestres. Ces intervention s'inscrivent dans le cadre du système international mis en place lors du Congrès de Vienne, même si Napoléon III à partir de 1854 va en modifier l'esprit à son profit. L'armée française devient une armée professionnelle mais comme elle manque de volontaires, elle doit compléter ses effectifs par un service militaire sélectif dont la durée est fixée en fonction des crédits militaires annuels et des besoins en effectifs. Ceux-ci passent de 200.000 hommes en 1830 à 385.000 en 1868 dont près de 150.000 se trouvent en dehors du territoire (Rome, Mexique, Algérie). La conséquence la plus grave est la stérilisation de la pensée stratégique qui s'est vidée de sa substance et s'est réduite à des automatismes. Dans le cadre de cette politique d'intervention, l'armée française a été confrontée à un adversaire plus faible, notamment dans le cadre de la conquête coloniale et s'est trouvée dans ce que nous appellerions aujourd'hui, une situation d'asymétrie. L'armée de terre met alors au point des procédés tactiques de combat contre un adversaire qui pratique la guérilla comme en Algérie, procédés qui seront appliqués notamment lors de l'intervention au Mexique. Elle constitue d'ailleurs des unités spécialisées dans ce type d'intervention[7]. Dans le cadre de l'intervention en Crimée, elle mène une guerre de siège comme à Sébastopol (1854-1855). Si la troupe fait preuve d'héroïsme, cela ne remplace pas les carences du haut commandement qui ignore Clausewitz et la guerre de mouvement. L'intervention en Italie (avril-juillet 1859) montre l'incapacité de l'état-major française à manœuvrer. Les batailles de Magenta et surtout de Solférino sont une suite de combats confus et sans coordination. Pourtant des exemples de guerres continentales se déroulent sous ses yeux comme celle entre l'Autriche et la Prusse avec la bataille de Sadowa (1866). On s'aperçoit que les officiers français n'ont pas été formés à une guerre moderne « savante ». Ils ne savent pas manœuvrer au niveau des grandes unités. Leur expérience provient des interventions extérieures où ils ont appris à manœuvrer avec des petites unités.   L'absence de projet géopolitique Le plus grave c'est que ces interventions ne correspondaient à aucun projet géopolitique. Le Colonel de Gaulle montre bien qu' « à partir de 1830, un courant, dont la force croît sans cesse, pousse l'opinion aux grandes aventures » sans projet politique cohérent. Quant à Napoléon III, il a rompu avec la politique traditionnelle de la France : « Mais, en favorisant la formation sur nos frontières de deux grandes puissances nouvelles, en contribuant à l'abaissement de la Russie et de l'Autriche, en laissant ébranler l'équilibre européen, l'Empereur préparait toutes les conditions d'un conflit où la France aurait à défendre, par ses seuls moyens, son sol et son avenir. Pour mener cette grande guerre nationale, il eût fallu une autre armée »[8]. Il y a des similitudes avec la période actuelle où les Européens interviennent sans aucune vision géopolitique mais au contraire inspirés par une nouvelle idéologie. Aux « grandes aventures » du XIXème siècle succèdent les interventions « humanitaires » du XXIème siècle. Les armées en Europe seront-elles capables de répondre à une nouvelle menace militaire qui pourrait apparaître brutalement ? La question est de savoir si les Européens auront suffisamment de temps pour pouvoir y faire face. Cette situation doit inciter les Européens à engager une réflexion sur la défense de l'Europe à long terme.   Patrice Buffotot     Cet article a été publié dans le numéro 19 de la revue Défense & Stratégie, en février dernier. La RMS remercie le Directeur de l’Observatoire européen de sécurité (OES), Patrice Buffotot, pour en avoir autorisé la republication.   [1] Pour les conditions de ce ralliement et les conséquence sur leur politique de défense voir Patrice Buffotot, « Le ralliement des Etats européens à la politiquer de gestion de crises (1991-2005) » in Guilhaudis, Bruxelles, Bruylant, 2007, pp 53-70. [2] Pour les conséquences voir l'article d'André Thiéblemont [3] Robert Kagan, La puissance et la faiblesse. Les Etats-Unis et l'Europe dans le nouvel ordre mondial. Paris, Plon, 2003, 161 p. (Coll.Commentaire) [4] Discours de Jean-Pierre Raffarin, Premier ministre le 1er octobre 2004 devant les auditeurs de l'Ihedn , « Equilibre du monde, Europe et défense » in défense nationale (11), novembre 2004. [5] Frédéric Gros, Etats de violence. Essai sur la fin de la guerre. Paris, Gallimard, 2006, p 233 et s. (Coll NRF Essais) [6] Patrice Buffotot, « Système international et politiques de défense de la France aux XIXè et XXè siècles » in Marc Deleplace (dir), De la patrie en danger aux nouvelles menaces (1792-2003). Actes du colloque Reims, 26-27 mai 2004, Reims, IUFM de Champagne-Ardennes, 2006, pp 123-139. (Coll Documents. Actes et apports pour l'éducation) [7] Ce sont les Zouaves (1830), La légion étrangère (1831), les chasseurs d'Afrique (1831), les bataillons d'infanterie légère d'Afrique (1832, les Spahis (1834), les tirailleurs algériens (1841) [8] Charles de Gaulle, La France et son armée. Paris, Plon, 1938. (édition LdP, 1973, N°3547), pp 170-171)
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Seuls 12% des Suisses contre l'armée
Le système bi-polaire rigide que nous avons connu jusqu'en 1989, où il y avait une menace militaire précise, stable et commune, malgré quelques nuances, à l'ensemble des pays occidentaux, offrait un cadre conceptuel relativement simple, compréhensible, prévisible et, somme toute, confortable. Les acteurs avaient fini par établir des règles du jeu et se connaissaient bien. Or l'effondrement du communisme dans les pays d'Europe centrale et en Union soviétique en moins de deux ans (1989-1990), la dissolution du pacte de Varsovie le 1er juillet 1991, puis l'éclatement de l'Union soviétique en décembre 1991 provoquent un bouleversement total du système international. La menace militaire telle qu'elle existait disparaît. Les Européens en conviendront, plus ou moins vite suivant les pays. Or cette brutale disparition laisse la place à une situation beaucoup plus insaisissable, imprévisible et, par conséquent, difficilement contrôlable. Cette nouvelle situation a pour première conséquence de faire éclater le concept de menace militaire. Comme on n'arrive plus à identifier des menaces militaires précises, on élargit le concept de menace à d'autres domaines et, comme cela ne suffit plus, on utilise un nouveau concept, celui de «risque», un danger éventuel plus ou moins prévisible combinant plusieurs facteurs politiques, économiques, démographiques, ethniques, religieux. Le risque, à la différence de la menace, ne comporte pas un degré aussi grave de dangerosité, car il ne porte pas atteinte aux fondements de notre sécurité comme pouvait le faire la menace soviétique pendant la guerre froide. Un des dangers d'élargir la notion de menace et de risque à d'autres domaines que le militaire, est de voir la menace partout ou nulle part. Cette dilution de la menace n'est pas sans danger. La seconde conséquence est de surprendre les Européens et de les priver d'une vision commune. En effet, ils vont individuellement tenter de reconstituer une représentation des menaces et des risques. Si jusqu'à présent, la perception de la menace militaire soviétique leur était commune et servait de ciment à la stratégie et à la politique de défense, il n'en va plus de même aujourd'hui. Or le paradoxe veut qu'au moment où les Européens parlent d'une «Politique de sécurité commune», la perception de la menace est la moins unifiée qui soit. La construction d'une menace commune venant du Sud n'a pas réussi à remplir cette fonction, malgré le coup de main donné par Saddam Hussein avec la guerre du Golfe.   La menace soviétique Tous le pays européens sont unanimes pour dire que la menace militaire conventionnelle soviétique a fortement diminué. Même si certains comme en France ou en Grande-Bretagne ont mis du temps pour l'admettre. Ce sont les pays d'Europe du Nord, proches de la zone de contact avec le pacte de Varsovie qui ont développé cette menace. Les pays d'Europe du Sud, plus éloignés, ont une vision plus nuancée, comme le Portugal, l'Espagne et la Grèce dans une certaine mesure, bien qu'elle ait des frontières communes avec les pays du pacte de Varsovie. Une chose est certaine, désormais la menace militaire conventionnelle russe est résiduelle. Avec le retrait des armées russes, un certain nombre de pays, le Danemark par exemple, ne sont plus en première ligne. Cette position géostratégique change la vision de la perception de la menace. D'autres pays sont plus sensibilisés par la possession d'armes nucléaires tactiques en grand nombre (20000) par la Russie et certaines républiques de la  Communauté d'Etats Indépendants comme l'Ukraine. C'est le cas de l'Allemagne, mais aussi de la France et de la Grande-Bretagne. Mais il est apparu un nouveau phénomène. On passe en effet de la menace purement militaire aux risques politiques et économiques. La situation politique et économique de la Communauté d'Etats Indépendants inquiète les Occidentaux, car elle peut devenir un foyer d'instabilité dont on ne sait quel chemin elle peut prendre. Les réponses à ces inquiétudes ne peuvent être que politiques et économiques: voir les débats sur l'aide économique à la Russie.   La disparition du Pacte de Varsovie La disparition du Pacte de Varsovie le 1er juillet 1991 a provoqué un vide stratégique en Europe centrale. Les pays membres du Pacte se trouvent en dehors d'un système de sécurité à un moment où les problèmes apparaissent. Les Européens perçoivent l'apparition de risques qui ne mettent pas en danger l'Europe occidentale, que ce soit l'intégrité territoriale de tel ou tel pays de l'Union européenne ou son équilibre économique. Les Européens redoutent ce qu'ils appellent une «balkanisation» de l'Europe centrale liée à la montée du nationalisme pouvant provoquer des remises en cause de frontières et l'apparition de conflits ethniques. Les Européens se disent inquiets mais restent silencieux sur les solutions. Les Grecs, qui ont des frontières communes, sont plus impliqués dans cette région, notamment avec la question de la Macédoine. Ils sont d'ailleurs favorables au maintien de l'actuelle Yougoslavie. Seuls les Britanniques disent tout haut que, si les peuples veulent se battre, alors il n'y a rien à faire militairement sauf d'attendre que ces querelles locales se décantent. L'exemple du conflit yougoslave en est une illustration. L'intervention de l'ONU n'a jusqu'à présent rien résolu. Restent les mesures préventives, mais les Européens ne sont pas encore prêts à proposer un système de sécurité aux pays d'Europe centrale afin de les empêcher de tomber dans des querelles ethniques sans fin.   Les autres menaces en Europe D'ancienne rivalités réapparaissent par moment entre pays européens. Prenons comme exemple la menace de l'Allemagne qui resurgit en France. C'est le cas lors de l'unification allemande en octobre 1990, puis lors de la campagne de ratification du Traité de Maastricht en septembre 1992 où les vieux clichés sur l'Allemagne sont réutilisés. Pour l'Italie, le contentieux avec l'ex-Yougoslavie mais aussi avec l'Autriche à propos du Haut Adige n'a pas totalement disparu, mais c'est surtout avec la Grèce que la situation est la plus sérieuse. Son différend avec la Turquie est toujours d'actualité, ce d'autant plus que l'armée turque occupe toujours une partie de Chypre. Quant aux Balkans, la Grèce est particulièrement vigilante avec la Macédoine, ce qui ne va sans poser de sérieux problèmes au sein de l'Union européenne.   La menace venant du Sud Une tentative de reconstitution d'une menace venant du Sud s'est dessinée, mais elle peine à prendre consistance. Fort heureusement la guerre du Golfe est arrivée à point pour lui donner une réalité. Il faut constater que cette menace venant d'une zone allant du Maroc au golfe Persique est plus sensible dans les pays d'Europe du Sud (Italie, France, Espagne) que pour les pays du Nord et, dans les forces politiques, plus dans les partis politiques conservateurs que dans les partis de gauche. Finalement, la dimension militaire de cette menace reste encore floue. Les dangers d'une prolifération balistique, jointe à la prolifération nucléaire et chimique, prennent une certaine consistance. Il est aussi difficile de nier qu'il s'est constitué, souvent avec l'aide des Européens, des potentiels militaires conventionnels importants dans la région. C'est la conjonction de cette menace militaire potentielle avec d'autres facteurs politiques, économiques, démographiques, religieux qui peut devenir dangereuse à terme. Le phénomène de surpopulation est en effet associé à la démographie, la crise et la récession à l'économie, l'intégrisme à la religion. C'est l'ensemble de ces facteurs qui peut rendre le tout explosif. Les réponses sont pour la majorité des Européens politiques et économiques. Rappelons que l'Irlande se déclare neutre. Trois pays sont plus sensibilisés: il s'agit de l'Espagne avec Ceuta et Melilla, les Canaries et le contrôle de la Méditerranée, de l'Italie, puissance méditerranéenne, qui a reçu un missile Scud sur l'île de Lampedusa en 1986, enfin la France, impliquée elle aussi, dans la Méditerranée. Deux pays européens, la France et la Grande-Bretagne n'entendent pas renoncer à ce qu'ils appellent leur mission «outre-mer», c'est-à-dire la défense des territoires qu'ils possèdent encore (DOM-TOM pour la France, les Malouines pour la Grande-Bretagne) ou des anciennes colonies avec lesquelles ils ont passé des accords de défense. Il n'est pas certain que les autres pays membres de l'Union européenne acceptent de les soutenir dans la défense de ces territoires.   La civilisation du «chaos» De nouvelles menaces sont apparues ces dernières années. Elles ne sont plus militaires mais de «civilisations». Au début ce sont les menaces ou les risques écologiques qui mettent en péril la vie sur la planète qui sont dénoncés, puis la criminalité internationale (la mafiaïsation de nos sociétés, la drogue, le blanchiment de l'argent sale, la corruption) qui déstabilise nos sociétés. Depuis peu, il s'agit du danger de désintégration de nos sociétés, de la perte de l'identité nationale. On nous prédit la civilisation du «chaos», synthèse de la corruption et de la criminalité avec effondrement du cadre national et apparition de luttes ethniques et tribales. Bref, c'est la dissolution de la cité et l'anarchie qui guettent. Un grand nombre de pays européens insistent sur la dimension politique et économique des risques et menaces, donc sur des réponses, elles aussi, politiques et économiques. On peut se demander si ce n'est pas une solution de facilité qui consiste à se cacher les menaces et les risques militaires parce qu'ils sont trop difficiles à cerner. Ce sont les pays d'Europe du Nord et les forces politiques de gauche et démocrates chrétiennes qui développent cette idée de solutions politiques et économiques, sans voir la dimension militaire. Nous sommes en pleine phase de recomposition de la menace par des acteurs qui sont pour le moment essentiellement étatiques. Les forces politiques ont des difficultés à saisir la nouvelle situation géostratégique et reprennent le discours dominant de l'État. On assiste avec la nouvelle situation géostratégique à un retour à une perception nationale de la menace qui risque de faire apparaître un clivage entre l'Europe du Nord et l'Europe du Sud. Celle du Sud éloignée des troubles de l'Europe centrale et celle du Nord moins préoccupée par les questions méditerranéennes et du Moyen-Orient, à l'exception de la Grande-Bretagne. Quant à la Grèce, elle est impliquée dans l'affaire des Balkans et en position conflictuelle avec la Turquie. Il n'existe pas de perception d'une menace commune, capable d'unifier une grande majorité de pays européens. Qu'en serait-il en cas d'implication d'un pays de l'Union pris dans un conflit? Pourtant un minimum de vision commune des menaces est nécessaire pour progresser vers une Politique de sécurité commune. Les Européens ont intérêt à bien définir les menaces et les risques militaires et non militaires, à les hiérarchiser, à voir celles qui sont communes ou non, comment il est possible de les faire prendre en charge par l'ensemble de l'Union. Un travail semblable est nécessaire concernant la définition des intérêts à défendre par les pays membres de l'Union. Menaces et intérêts sont les bases nécessaires pour toute définition de politique de sécurité. Le chemin est encore long pour une Politique de sécurité commune. P.B.
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