Mathieu Durand

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Seuls 12% des Suisses contre l'armée
Quelles leçons peuvent être tirées de l'engagement des blindés en Irak ? Une synthèse réalisée par l'école d'application de l'arme blindée cavalerie, en France, montre qu'ils ont pleinement leur place dans les opérations à large spectre. La protection et la puissance de feu, caractéristiques principales des blindés, sont des qualités précieuses pour l'engagement zone urbaine. Engagés en tête ils permettent de maintenir un rythme de progression soutenu malgré une menace permanente et mal déterminée. Ils démasquent les cibles, souvent composées de groupes de combattants mobiles, que peut alors traiter l'infanterie. Cette flexibilité dans l'emploi a nécessité des réarticulations d'unités, qui ont instauré le plussouvent une grande mixité de matériel jusqu'aux petits échelons. Ceci sans exclure un emploi des blindés groupés, plus conventionnel, lorsque la situation le permettait.   Contexte et exigences opérationnelles L'Irak est devenu le théâtre de référence des « opérations à large spectre »[1]. Coercition, maîtrise de la violence, reconstruction économique et politique se conjuguent pour ouvrir au maximum l'éventail des missions : patrouilles anti-(V)IED[2] et anti-mortier, reconnaissance et surveillance, ouverture de routes, contrôle du trafic routier,... sans compter les affaires civilo-militaires, les PsyOps, le renseignement, la protection des bases, etc. Les actions de combat proprement dites sont rares (2% des missions dans certaines régions) et de basse intensité (attaques ennemies ponctuelles et « rustiques », suivies d'un retrait immédiat pour éviter un choc frontal ; embuscades contre des patrouilles et des convois, (V)IED, tirs de roquettes ou de mortier, etc.). En matière d'opérations à large spectre, une place particulière doit être faite aux opérations en zone urbaine (ZUB), qui sont appelées à se multiplier. Les forces américaines en ont déjà eu l'expérience en Somalie, en Bosnie, au Kosovo, en Macédoine, dans des phases de coercition ou de stabilisation. Cette montée en puissance de l'intérêt militaire des villes va de pair avec l'urbanisation croissante de la population mondiale (un habitant de la planète sur deux sera citadin en 2007). De plus, la supériorité militaire des États-Unis, absolue en terrain ouvert, incite les ennemis potentiels à livrer combat en ville, où la haute technologie est moins pertinente, et où des actions indirectes et asymétriques se déploient plus facilement. L'environnement opérationnel irakien exige donc de l'agilité tactique, avec priorité aux opérations à petite échelle, mettant surtout en jeu des groupes de combat d'infanterie ou de cavalerie. Il faut, par exemple, savoir passer sans transition de l'attaque à la poursuite d'un ennemi rompu à l'exfiltration et à la rupture du contact. Cette capacité de poursuite et de recherche exige souvent l'engagement d'éléments débarqués.   Emploi des chars de bataille La qualité du char la plus mise en avant par les combattants américains et britanniques en Irak est incontestablement la protection, notamment contre le très répandu RPG et, de plus en plus,contre les mortiers et les (V)IED. Le blindage lourd permet de faire face à l'imprévu et décompenser le manque chronique de renseignements sur l'ennemi dans le contexte irakien. En effet, la « perception de la situation tactique »[3] est souvent très faible aux petits niveaux, comme le reconnaissent volontiers les chefs sur le terrain, surtout face à des forces irrégulières. Deuxième atout : la puissance de feu. Les chars peuvent engager l'ennemi avec de l'armementlourd sans aucun délai, contrairement à l'artillerie et à l'aviation. Ils disposent aussi d'armements plus légers pour limiter les effets collatéraux. Par ailleurs, l'association blindage/canon de 120 mm confère au char de bataille une valeur dissuasive remarquable. Une patrouille peut ainsi progresser plus lentement pour neutraliser les (V)IED sans prendre trop de risque. Les M1 sont également très efficaces aux points de contrôle du trafic routier par leur simple mais impressionnante présence. Dans les phases de combat, leur seule apparition suffit parfois à faire décrocher l'adversaire. Les moyens d'observation sont un autre atout des chars de bataille : les caméras thermiques du M1A1 sont très utiles pour repérer objets et activités suspects sur les routes, ou pour engager des insurgés embusqués derrière des lisières. Bref, chaque fois que les forces alliées vont au contact, patrouillent une zone dangereuse, ouvrent ou sécurisent un itinéraire, les Abrams/Challenger 2 passent en tête. Le rôle de fer de lance est aussi dévolu aux chars dans les zones urbaines, avec des unités articulées de la façon suivante : deux chars en tête, suivis de deux véhicules blindés de combat d'infanterie (VBCI), puis d'un engin blindé du génie, et de l'infanterie débarquée autour (surtout chez les Marines). Pour ce qui est des faiblesses constatées dans l'emploi des chars de bataille en Irak, elles sont relativement mineures : capacité opérationnelle rarement à 100 % du fait d'une carence générale en pièces de rechange ; manque d'un véritable obus antipersonnel en dotation et utilisation massive à la place de l'obus d'emploi général (« multipurpose ») ; énorme consommation de munitions 7,62 et 12,7. En revanche, l'approvisionnement en carburant pendant l'offensive a été moins problématique que prévu. Cependant, beaucoup de chars sont, non pas détruits, mais immobilisés par IED, ce qui permet ensuite aux insurgés d'approcher et de tirer au RPG (en général sans résultat décisif). Les opérations de dépannage et d'évacuation du personnel sont alors très complexes[4], mais menées sans délai car prioritaires aux yeux du commandement (notamment pour des raisons médiatiques).   Emploi des VBCI L'Army, les Marines et les forces britanniques utilisent leurs VBCI de façon similaire : derrière les chars, en engageant les cibles que ceux-ci démasquent. A cet égard, les canons de 25, 35 et 40 mm des Bradley, Warrior et AAV-7 se révèlent souvent plus appropriés que les 120 mm des chars pour traiter, parfois à très courte distance, les petits groupes de combattants mobiles qui constituent l'essentiel des cibles. Le M2A2 Bradley est bien adapté aux opérations en Irak : puissance de feu, agilité, protection, capacité de transport de fantassins. Cependant, il n'est pas fait pour les forts kilométrages (du type mission d'ouverture de route) sous peine d'une maintenance pénalisante. Il doit donc être suppléé par des M1114 et des M113 dont le poids et le gabarit sont, par ailleurs, mieux adaptés à certaines opérations urbaines ainsi qu'au franchissement de certains ponts. Le handicap principal des VBCI est leur protection, plus légère que celle des chars[5]. D'où la nécessité de placer ces derniers en tête et/ou de débarquer l'infanterie. Les protections additionnelles sont les bienvenues, de même que les moteurs implantés à l'avant des Bradley et AAV-7. Au total, les pertes directes de VBCI sont finalement limitées.   Le mixage des unités Dans de nombreux cas, la flexibilité et la polyvalence requises par les opérations à large spectre ont incité les commandants à réarticuler complètement leurs unités et à mixer matériels et personnels. On a vu ainsi apparaître des sections ad hoc du type : peloton blindé à 4 Bradley et 2 Hummer ou 2 Abrams + 4 Hummer ; section motorisée sur Bradley + Hummer (avec un effectif passant de 16 à 30 personnels) ; section mortier transformée en section d'infanterie motorisée sur M998 + Hummer ; escadron blindé dont les trois pelotons sur Abrams sont remplacés par un peloton génie (M113, M998, Hummer) + un peloton d'infanterie motorisée (5 Hummer) + un peloton antichar (4 Hummer). etc.   Dans beaucoup d'unités, la constitution de ces sections ad hoc procédait d'une prise en compte réactive des réalités du terrain, mais aussi d'une improvisation sur le tas : il a fallu former en vitesse les équipages à des véhicules qui n'étaient pas les leurs, trouver des armes individuelles ou collectives et des radios portables pour les tankistes transformés en fantassins mécanisés, etc. Le concept de section ad hoc permet aux unités concernées de se scinder en groupes de combat qui peuvent évoluer sur des terrains fermés tout en maintenant une bonne puissance de feu (jusqu'au 120 mm avec les Abrams), les véhicules légers manoeuvrant sous la protection des engins lourds. Ce concept apporte donc de la flexibilité aux chefs, pour autant que ceux-ci soient capables de mener aussi bien des actions embarquées que débarquées, et d'adapter leurs moyens à chaque opération.   Conclusion Dans l'environnement opérationnel de l'Irak, les concepts traditionnels du nombre, de la vitesse, de la puissance de feu et de la manoeuvre sont parfois inadéquats. La tactique des insurgés remet en question les structures préétablies. Les commandants doivent innover et s'adapter en permanence pour résoudre leurs problèmes tactiques dans des circonstances elles-mêmes changeantes. La « ventilation » des engins blindés fait partie de ces innovations. A la lumière de cette expérience, il y a sans doute lieu de réexaminer les programmes d'entraînement annuel, surtout pour les formations blindées qui ne seraient pas susceptibles d'être déployées avec leurs moyens organiques. Toutefois, quand les conditions s'y prêtent, les unités blindées sont utilisées de façon conventionnelle avec succès. Quelle que soit l'articulation, les forces lourdes utilisées par la coalition ont été et sont toujours décisives en Irak, même face à un adversaire plus léger. Elles restent l'élément le plus important du combat terrestre partout où elles peuvent être engagées, y compris en ville, et les forces médianes ou légères interviennent rarement sans elles. En toute hypothèse, un développement des forces médianes ne saurait aujourd'hui remplacer le mix « lourd-medium-léger » et la flexibilité que celui-ci procure.   Capitaine (CR) Mathieu Durand     Ce document a été repris, avec de très légères adaptations, d'un RETEX étranger publié en décembre dernier par l'arme blindée cavalerie. [1] Full Spectrum Operations dans le vocabulaire militaire américain. [2] (Vehicule-borne) Improvised Explosive Device (engins explosifs improvisés) : mines ou projectiles artisanaux déclenchés par contact ou programmés à distance (ces engins peuvent être camouflés dans des véhicules). [3] Traduction de « Situational awareness », que l'on peut aussi traduire par le néologisme peu élégant de« conscience situationnelle ». [4] La zone du dépannage est préalablement nettoyée par un peloton de chars qui prend ensuite position autour de l'engin endommagé pour le protéger d'éventuels tirs directs. Un char dépanneur M88 est alors escorté sur la zone pour prendre le char endommagé en remorque (à l'aide des chaînes en V, et non pas de la barre de remorquage, plus longue à mettre en oeuvre). Une fois en lieu sûr, l'équipage du M88 dresse un premier bilan des dégâts et entreprend si nécessaire/possible une réparation de fortune pour éviter des dommages supplémentaires, notamment le risque d'incendie par friction sur les routes en dur (le cas le plus courant avec les IED étant l'atteinte au train de roulement avec rupture de bras de suspension). Ensuite, le M88 tracte le char endommagé jusqu'à une base opérationnelle avancée, toujours sous escorte. [5] Surtout en ce qui concerne l'AAV-7 des Marines, qui tient plus de l'engin de débarquement que du VBCI.
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