Jean-Sylvestre Mongrenier
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Les désaccords entre la Russie et les Occidentaux sur le statut final du Kosovo et la querelle des antimissiles doivent être analysés et compris selon différents ordres de grandeur, avec en toile de fond l'élargissement de l'OTAN et de l'UE.
Le sommet du G8 d'Heiligendamm, les 6-8 juin derniers, n'a finalement pu ouvrir la voie à l'indépendance de jure de la province serbe du Kosovo[1]. Vladimir Poutine s'oppose à une telle perspective et les hypothèques relatives à l'élargissement de l'Union européenne aux « Balkans occidentaux » (ex-Yougoslavie et Albanie) ne jouent guère en ce sens.
La probable implantation de systèmes antimissiles américains en Pologne et en Tchéquie suscite quant à elle l'ire des dirigeants russes[2]. Il est à craindre que la proposition formulée par Vladimir Poutine d'insérer la station radar de Gabala (Azerbaïdjan) dans ce dispositif relève de manœuvres dilatoires. La détérioration des relations entre Russes et Occidentaux et le défaut de confiance de part et d'autre rendent difficile l'instauration d'un véritable partenariat stratégique.
Géographiquement limités à des portions précises de l'espace européen, ces enjeux de sécurité s'inscrivent dans des problématiques continentales. Confrontés à la poussée géostratégique de la galaxie Etats-Unis - OTAN- Union européenne dans l'hinterland euro-asiatique, les dirigeants russes prétendent maintenir une zone d'influence dans ce qu'ils considèrent être leur « étranger proche ». Il serait illusoire de réduire ces tensions à leur dimension russo-américaine. L'Union européenne et ses Etats membres - qui pour le plus grand nombre d'entre eux organisent leur sécurité dans le cadre de l'OTAN - sont parties prenantes. Vus depuis Moscou, l'élargissement de l'Union européenne et la « politique de voisinage » menée à l'égard de ses confins orientaux[3] (Moldavie, Ukraine, Caucase-Sud) sont perçus comme des menaces à l'encontre des intérêts de puissance de la Russie[4]. Exit la définition de l'Union européenne en termes de « soft power » et de « soft policy ».
Le possible veto russe quant à une future résolution des Nations unies relative au Kosovo et l'instrumentalisation qui en est faite à Moscou appellent l'attention sur les « conflits gelés » aux confins de l'Union européenne. En Moldavie, les dirigeants russes apportent leur soutien politique et militaire à la république russophone de Transnistrie. En Géorgie, ils appuient la sécession de l'Abkhazie et de l'Ossétie du Sud. Il ne s'agit pas tant de maintenir la paix et de contribuer ainsi à un règlement négocié de ces conflits que de perpétuer le statu quo pour contrarier l'attraction qu'exercent les instances euro-atlantiques sur les territoires autrefois soviétiques. L'Union européenne ainsi que l'OTAN sont perçues comme des systèmes antagonistes et la pérennisation de ces « Etats de facto » - Transnistrie, Abkhazie et Ossétie du Sud - signifie l'imposition d'une forme de souveraineté limitée à la Moldavie et à la Géorgie. L'idéologie communiste s'est effondrée mais le soviétisme imprègne encore les pratiques et les mentalités.
Pour l'Union européenne et ses Etats membres, la promotion d'un arc de stabilité et de bonne gouvernance sur leurs confins orientaux et le libre accès au bassin de la Caspienne sont des enjeux de sécurité de première importance. On ne saurait insister suffisamment sur le fait que la mer Noire et le Caucase forment les « nouvelles frontières » de l'Europe. Il eût donc convenu d'être plus attentif à l'initiative américaine sur la Moldavie, le 5 juin dernier, en vue de la Conférence sur le Traité FCE (Forces conventionnelles en Europe), organisée à Vienne, au siège de l'Organisation pour la sécurité et la coopération en Europe (OSCE), du 11 au 15 juin suivant[5]. La proposition américaine était de substituer à la présence militaire russe, en la république moldave de Transnistrie, une opération multinationale de maintien de la paix. La mise en œuvre d'un scénario de ce type concernerait l'Union européenne au premier chef. Adossée au pilier américain et à l'OTAN, celle-ci pourrait conduire une telle opération et une substantielle participation russe témoignerait d'une volonté partagée de régler les conflits du « voisinage commun » aux deux ensembles.
La Conférence sur le Traité CFE n'a finalement pu déboucher sur un accord entre Russes et Occidentaux. Pourtant, l' « idée de manœuvre » demeure : l'Union européenne doit s'appuyer sur son « grand arrière » océanique pour assumer des responsabilités militaires sur ses marches et ses frontières. Enfin, ce type de coopération UE-OTAN-Russie pourrait contribuer à faire émerger de nouveaux équilibres coopératifs entre Bruxelles, Washington et Moscou. Encore faudrait-il raisonner en termes de territoires, de relations de pouvoirs et de représentations géopolitiques.
Jean-Sylvestre Mongrenier
Chercheur à l'Institut Français de Géopolitique (Paris VIII), chercheur associé à l'Institut Thomas More
Chronologie : la Russie et les systèmes anti-missiles
- 13 décembre 2001 : Les Etats-Unis notifient leur sortie du traité ABM de 1972 (la notification prend effet 6 mois plus tard)
- 21-22 novembre 2002 : sommet OTAN de Prague. Evocation par les Etats-Unis du projet de Missile Defense auprès des délégations polonaise, tchèque et hongroise
- 22 janvier 2007 : Les Etats-Unis transmettent officiellement à la Pologne et à la République tchèque une demande d'installation de sites
- 10 février 2007 : Lors de la 43e conférence sur la politique de sécurité à Munich, Vladimir Poutine critique l'attitude américaine à travers le monde qui "alimente une course aux armements". "Une guerre froide, cela a été largement suffisant", lui répond le secrétaire américain à la défense, Robert Gates
- 28 mars 2007 : La République tchèque donne son feu vert à l'ouverture de négociations avec les Etats-Unis sur l'installation d'un radar près de Prague. Le bouclier antimissile que les Etats-Unis veulent installer en Europe centrale à l'horizon 2012 comprend dix missiles intercepteurs déployés en Pologne et un radar ultra-perfectionné en République tchèque
- 19 avril 2007 : Le vice-premier ministre russe, Sergueï Ivanov, rejette l'idée d'une coopération avec les Etats-Unis dans les systèmes de défense antimissile, deux jours après que Washington eut affirmé avoir fait des propositions en ce sens
- 19 avril 2007 : Réunis à Bruxelles, les représentants des 26 pays membres de l'OTAN évoquent le projet américain et s'accordent pour dire que celui-ci n'est pas dirigé contre la Russie mais contre la menace balistique iranienne. Ce bouclier « ne peut représenter une menace pour la sécurité de la Russie, ni rompre l'équilibre » (James Appathurai, porte-parole de l'OTAN). La réunion des « 26 » est suivie d'une discussion au sein du Conseil OTAN-Russie (COR)
- 23 avril 2007 : Le secrétaire à la défense américain, Robert Gates, en visite à Moscou, est fraîchement accueilli par ses interlocuteurs. "Nous voyons clairement que le système de défense antimissile américain est créé contre la Russie", affirme le chef de l'état-major des forces armées russes après la visite du responsable américain
- 26 avril 2007 : La Russie suspend l'application du traité sur les Forces conventionnelles en Europe (FCE), menaçant de relancer la course aux armements interrompue après la chute de l'URSS. Vladimir Poutine estime que "les risques d'une destruction mutuelle sont démultipliés"
- 8 mai 2007 : La Russie se dit prête à agir contre le déploiement du bouclier antimissile si elle se sent menacée, affirme le chef d'état-major de l'armée russe, le général Iouri Balouïevski. « Nous allons planifier des actions », indique-t-il
- 14 mai 2007 : Condoleezza Rice se rend à Moscou pour tenter de faire retomber la pression
- 30 mai 2007 : test d'un missile intercontinental russe à têtes multiples (RS 24 : nouvelle version du SS27)
- 3 juin 2007 : Sergueï Lavrov, ministre russe des Affaires étrangères explique que son pays serait obligé de « supprimer les menaces potentielles résultant de ce déploiement » de missiles. Il esquisse une ouverture : « Il vaudrait mieux reprendre le travail dans le cadre du Conseil OTAN-Russie sur la création d'un grand théâtre de défense antimissile » (chaîne de télévision Vesti 24)
- 4 juin 2007 : Dans un entretien au Figaro, Vladimir Poutine réplique au projet américain en menaçant de pointer des missiles russes sur des cibles en Europe
- 4 juin 2007 : Stephen Hadley, Conseiller à la sécurité nationale, juge les déclarations de Vladimir Poutine mal inspirées : « Nous souhaitons un dialogue constructif sur le sujet (...). On espère qu'il n'est pas question d'une menace de la part de la Russie »
- 5 juin 2007 : George W. Bush déclare à Prague que « la guerre froide est terminée »
- 6-8 juin 2007 : G8 d'Heiligendamm (Allemagne)
- 6 juin 2007 : Dimitri Peskov, porte-parole du Kremlin, nuance la mise en garde de Vladimir Poutine et affirme que la menace de cibler des villes européennes n'est que « l'une des possibilités » envisagées
- 7 juin 2007 : Plutôt que d'installer un radar et des missiles intercepteurs en République tchèque et en Pologne, Vladimir Poutine propose à George W. Bush d'utiliser des installations radars déjà existantes en Azerbaïdjan. Vladimir Poutine a précisé qu'il existait un accord entre les gouvernements russe et azerbaïdjanais pour une utilisation commune du radar de Gabala, qu'il s'était entretenu la veille avec le président azerbaïdjanais, Ilham Aliev, de son idée et que celui-ci était d'accord pour coopérer. George W. Bush a parlé de "suggestions intéressantes". "Le résultat de nos discussions, c'est que nous sommes tous les deux tombés d'accord pour avoir un dialogue stratégique, une chance de partager des idées et des préoccupations" entre des responsables des ministères des affaires étrangères, de la défense et des responsables militaires, a-t-il ajouté. Steve Hadley, un des proches conseillers de M. Bush, a précisé que les deux présidents sont convenus de créer un groupe d'experts pour étudier les "options"
- 14 juin 2007 : Réunis à Bruxelles, les ministres de la Défense de l'OTAN n'ont formulé aucune réserve sur le projet américain et ils ont approuvé un rapport envisageant les complémentarités possibles entre la Missile Defense et les projets de l'OTAN dans le domaine des défenses anti-missiles de théâtre. Ces systèmes à courte portée pourraient couvrir les pays du flanc sud de l'Europe (Grèce, Turquie, Bulgarie, sud de l'Italie et est de la Roumanie).
[1] En date du 26 mars 2007, le rapport final du Finlandais Martti Ahtisaari recommande une « indépendance sous supervision internationale » de la province serbe du Kosovo. Le 11 mai 2007, Les Etats-Unis, le Royaume-Uni et la France ont ensuite présenté un projet de résolution. Le texte prend soin de ne pas se référer au rapport Ahtisaari mais prévoit bien « une indépendance sous supervision internationale» (nomination d'une représentant civil international doté de larges pouvoirs puis d'un représentant spécial de l'UE ; maintien de la présence militaire de l'OTAN).
[2] Voir la chronologie « La Russie et les systèmes anti-missiles ».
[3] Voir l'encadré « Conflits gelés de la Moldavie au Caucase-Sud »
[4] Lancée le 11 mars 2003 par la Commission européenne, la « politique européenne de voisinage » (PEV) a pour objectif de renforcer la « stabilité » et la « prospérité » de l'environnement de sécurité de l'UE. Elle est tournée vers l'Europe orientale, le Caucase-Sud et les Pays du Sud et de l'Est de la Méditerranée (PSEM), soit l'ensemble des pays voisins n'ayant pas vocation à y entrer.
[5] Voir l'encadré « Traité FCE ».