Emmanuel Dubois

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Seuls 12% des Suisses contre l'armée
La poursuite du programme nucléaire iranien repose la problématique de la dissuasion, mais annonce également une rupture d'équilibre et une instabilité majeure. Une évolution inquiétante qui prendra des années pour aboutir, avec comme toile de fond la possibilité d'une apocalypse. Alors que le dossier du nucléaire iranien semble crapahuter sur une route bien sinueuse, qui l'a amené à faire une escale à la fois tardive et inattendue au Conseil de Sécurité de l'ONU, en décembre dernier, après les multiples détours d'une croisière toute diplomatique, essentiellement en Europe ou à Téhéran, les avis restent partagés sur la voie à suivre face aux dirigeants iraniens. Le 29 janvier dernier, Jacques Chirac s'est même fendu de propos minimisant le danger d'une bombe atomique iranienne. Depuis, le président français s'est rétracté, qualifiant ses déclarations précédentes de schématiques[1]. Bourde, défaillance, dérapage contrôlé ou ballon d'essai ? Toujours est-il que quelques jours plus tard, Hubert Védrine, ancien ministre français des Affaires étrangères, appuyait les propos du président gaffeur sur LCI et que Roland Dumas, son ancien homologue, l'imitait et renchérissait quelques jours plus tard[2]. En réalité, plus le temps passe et plus les avis semblent divisés sur le problème iranien. Des soupçons quant à la volonté iranienne d'accéder au nucléaire militaire, la question tend désormais à se déplacer vers la nature du danger que représenterait la possibilité de voir Téhéran se doter de la bombe atomique. Qu'adviendrait-il de la stabilité régionale, voire internationale, dans le cas où l'Iran accéderait au nucléaire militaire ? Serait-ce un facteur d'équilibre ou de déséquilibre ? Les pessimistes voient dans une telle perspective un engrenage apocalyptique qui mènerait la région vers la guerre et peut-être même à l'aube d'un nouvel Armageddon nucléaire. Les plus optimistes soutiennent que depuis Hiroshima et Nagasaki, les armes nucléaires n'ont jamais été employées et qu'elles ont fatalement un effet responsabilisant sur ceux qui les détiennent. Régulièrement, on peut lire à ce propos des argumentaires allant dans l'un ou l'autre sens, s'appuyant sur l'opposition entre Israël et l'Iran, en cherchant la comparaison avec des « modèles » comme la guerre froide ou la relation indo-pakistanaise. Bien loin de vouloir résumer la problématique iranienne à un seul face-à-face entre Israël et l'Iran, approche qui me semblerait réductrice, je vais néanmoins me baser sur cette seule relation, rebondissant sur les propos récents du président français, afin d'évaluer l'hypothèse selon laquelle l'acquisition de l'arme nucléaire par le régime iranien ne représenterait, à terme, pas de danger majeur pour la stabilité moyen-orientale, voire au-delà. Je commencerai par un détour théorique, en résumant le principe général de la dissuasion. Ensuite, j'élargirai progressivement mon propos au cas concret de la relation entre Israël et l'Iran, suivant donc l'hypothèse que je viens d'énoncer.   1. La dissuasion : principe général Avant toute chose, il n'est sans doute pas inutile de rappeler en quelques mots ce que l'on entend généralement par le mot dissuasion. Ce dernier désigne un concept qui a acquis toute son importance avec l'apparition des armes atomiques et occupé, dès les années ‘50, le cœur des théories des différents stratèges de la guerre froide : la puissance sans commune mesure de l'arme atomique (l'arme suprême) révolutionne totalement autant le concept d'emploi de force que les relations internationales et fait entrer l'humanité dans un âge nouveau et terrifiant, signifiant la possibilité soudaine et radicale de sa brutale disparition. En réalité, tous les spécialistes des questions stratégiques se retrouvent sur ce point : il ne peut véritablement y avoir de dissuasion que nucléaire. Mode de relation généralement présenté (un peu vite sans doute) sous un aspect binaire, « la dissuasion est un mode de l'interdiction »[3], ainsi que l'énonce le général Lucien Poirier. Elle se distingue essentiellement de la coercition par sa stricte négativité : il s'agit de « détourner l'adversaire de faire telle chose »[4] et non de le contraindre à agir dans un sens déterminé, empêcher s'opposant à obliger. Par conséquent, dans la dialectique dissuasive, le « dissuadeur » tentera de persuader un éventuel agresseur de l'irrationalité de sa volonté d'user à son encontre des moyens coercitifs dont il dispose par ses armes[5]. Qu'on pense par exemple aux stratèges américains qui cherchèrent très tôt à faire comprendre aux Soviétiques la folie que représenterait une invasion de l'Europe, au vu des destructions démesurées et catastrophiques qu'une telle entreprise entraînerait, suite à une riposte nucléaire de l'Otan sur leurs centres vitaux. On le comprend, au-delà de cette démarche essentiellement psychologique[6] (persuader n'est pas convaincre) portant sur la volonté de l'adversaire, la dissuasion agit directement sur son processus de décision, en suggérant une comparaison entre les gains espérés et les risques encourus. Ce calcul, souvent associé à la théorie des jeux, doit, in fine, assurer l'adversaire que son acte est suicidaire. En réalité, l'enjeu n'en vaut pas la chandelle. Cependant, on s'aperçoit aisément que, l'équation ainsi posée étant réversible, c'est une menace de suicide collectif qui se pose aux deux termes de la relation dissuasive, chacun pouvant user de sa puissance nucléaire dans une furie destructrice, point paroxystique d'une montée aux extrêmes dont la logique ultime signifierait en réalité, en cas de généralisation à l'échelle du monde, la disparition de toute trace de civilisation humaine de cette Terre. C'est le fameux « équilibre de la terreur » qui prévalait pendant la guerre froide, bien connu de tous.   2. Probabilités et incertitude Cette relation posée entre enjeu et risque n'est pas si simple qu'il n'y paraît. Au contraire, elle se double du problème lié à l'interprétation des intentions de l'adversaire, à travers ses actes, ses propos, mais aussi ses réactions supposées. Il s'agit là en réalité d'une dialectique particulièrement complexe et formidablement subtile dont la crise des missiles de Cuba (1962) peut fournir une parfaite illustration. Cette logique probabiliste annonce par conséquent un autre facteur, essentiel pour la dissuasion : l'incertitude. « De cette montagne d'évaluations conjecturales, d'hypothèses et d'appréciations fondées sur des intuitions complexes, n'émerge qu'un seul facteur de valeur certaine : l'incertitude. C'est en fin de compte l'incertitude qui constitue le facteur essentiel de la dissuasion. »[7] Logique probabiliste et jeu des incertitudes : voilà deux éléments clefs du concept de dissuasion. Formalisés par des stratèges français dans le cadre de ce que l'on a coutume d'appeler la dissuasion du faible au fort, ils n'en définissent pas moins des invariants de toute stratégie de dissuasion. Comme le souligne le général Beaufre dans l'extrait cité plus haut, l'incertitude, dans l'évaluation politico-stratégique de la valeur de l'équation entre risque et enjeu, est la seule chose certaine. Au-delà de ce paradoxe de la dissuasion, cette tension introduite dans le calcul stratégique par la logique probabiliste et l'incertitude annonce une conséquence troublante : la difficulté à fournir une modélisation prévisionnelle qui serait « mathématiquement fermée »[8]. Autrement dit, la dissuasion n'est pas une structuration simple des relations entre deux ou plusieurs Etats, transposable automatiquement et instantanément d'une région du globe à une autre. Le jeu de la dissuasion consiste en réalité en une forme d'équation structurellement ouverte (et dynamique) par le champ non clos des probabilités (jeu des incertitudes). Ce qui en fait à la fois la force (la stabilité recherchée) et la dangerosité ( le risque de l'échec)![9] Car la dissuasion n'est pas une formule magique. Malgré tous les livres consacrés à cette question, personne n'a encore écrit le « petit traité sur la dissuasion en dix leçons ». Au contraire, il s'agit d'un langage hautement difficile et subtil, un art complexe et précaire qui s'apprend et s'éprouve dans le temps par les protagonistes ! La liberté d'action s'en trouve inévitablement modifiée, avec le risque d'escalade à chaque instant. La subtilité de la dissuasion consiste donc à jouer sur la prise en compte par l'adversaire de la probabilité sans précédent du risque à travers la notion précitée d'incertitude, tout en recherchant un certain équilibre dans le rapport de forces en vue de la préservation de l'intérêt vital de la nation[10]. Beaucoup de choses pourraient être dites sur ce point, mais ce n'est pas ici le lieu de se lancer dans une étude exhaustive de la question. Néanmoins, cette notion d'incertitude, couplée à celles de risque et d'instabilité, doit faire réfléchir même les plus optimistes. Peut-on sans risque exporter un tel modèle à des régions du monde fortement instables tel le Moyen-Orient ? Un tel pari n'est-t-il pas plutôt risqué ? Alors que cette même notion de risque est, en partie du moins, liée à la problématique de l'interprétation des intentions de l'adversaire, avec toutes les implications qui en découlent, en rapport avec la nature éminemment psychologique de la dissuasion, celle-ci peut-elle être introduite sans danger dans une région du monde où les conflits de perceptions nourrissent constamment le danger d'escalade, prenant en otage jusqu'à nos propres sociétés, au travers de conflits asymétriques et sociétaux ?[11] Aussi ne me semble-t-il pas irraisonnable d'opposer la prudence à ceux qui prétendraient nous vendre des lendemains qui chantent avec le développement du nucléaire iranien. Ce n'est d'ailleurs pas parce qu'aucune arme nucléaire n'a été employée depuis la fin de la seconde guerre mondiale qu'on peut en conclure péremptoirement au succès incontesté de la dissuasion et à la pacification perpétuelle du monde par l'existence des armes nucléaires. Ceci est vrai autant pour les modèles du passé (guerre froide) qu'actuels (théâtre indo-pakistanais)[12]. D'ailleurs, si c'était le cas, on se demande pourquoi alors la communauté internationale se montre toujours aussi inquiète des risques de prolifération nucléaire, pourquoi elle brandit avec tant de conviction le Traité de non-prolifération nucléaire (TNP) à la face du monde, pourquoi elle a salué la Libye pour son renoncement à l'arme nucléaire, pourquoi on a mené des négociations haletantes avec la Corée du Nord pour les mêmes raisons, pourquoi on se montre autant préoccupé par le risque de voir un jour le Brésil, le Japon, l'Egypte, l'Arabie saoudite, l'Iran ou tout autre pays candidat au statut de puissance nucléaire se procurer l'arme atomique... Manifestement, certains experts, commentateurs ou hommes politiques semblent prendre la dissuasion nucléaire pour la panacée, au risque de jouer ainsi aux apprentis sorciers, dans une région du monde qui n'a déjà que trop souffert des intrusions irresponsables des puissances étrangères.   3. Les postulats de la dissuasion « classique » : le joueur d'échecs En réalité, ceux qui défendent l'idée d'une vertu stabilisatrice de l'acquisition de l'arme nucléaire par l'Iran ont tendance à se reposer, sans toujours s'en rendre compte, sur une série de postulats qu'il est intéressant d'aborder. En effet, en matière de dissuasion, les spécialistes ont souvent fondé leur propos sur une vision rationaliste de l'histoire des relations internationales, l'argument du nucléaire renforçant forcément, à leur sens, cette vision du chef d'un Etat possédant l'arme suprême comme une sorte de superstratège, qui serait en quelque sorte un joueur d'échecs, qui déplacerait ses pions et prendrait ses décisions en vertu d'un processus décisionnel pragmatique, visant essentiellement à maximiser l'utilité, selon la fameuse formule empruntée au modèle économique, autrement dit, l'intérêt national. Outre la posture rationaliste, ce sont donc les notions de calcul et d'intérêt qui apparaissent ainsi au cœur de notre analyse. Au-delà de cette question du modèle de l'acteur rationnel, en réalité fort complexe et méritant un autre développement que ce modeste espace de réflexion[13], c'est l'examen du champ d'application de la dissuasion, voire des « cas limites » qui sera envisagé ici.   A. Le socle de la rationalité triomphante Un des arguments qui alimentent l'optimisme de certains, c'est donc l'idée selon laquelle l'atome militaire aurait forcément un impact rationalisant sur ceux qui le détiennent. Cette assertion ne saurait être tenue pour négligeable tant elle imprègne l'esprit des analystes stratégiques autant que celui des spécialistes des relations internationales. Elle est d'ailleurs régulièrement mise en avant comme objection aux notions d'incertitude et de risque, évoquées dans les lignes du point précédent. S'il paraît effectivement acceptable par tous que l'homme est un être qui calcule, le postulat selon lequel l'homme est nécessairement rationnel n'est pas si simple. C'est que la rationalité se révèle plus complexe qu'on ne le croit habituellement. Ainsi, si la plupart des analystes des événements internationaux recourent, dans leur très grande majorité, à ce type d'approche rationaliste, une telle lecture doit nécessairement s'affiner afin de permettre l'émergence de modèles explicatifs à la fois cohérents et précis. Lorsqu'on se penche sur la crise de Cuba, en 1962, sur le déclenchement de la guerre du Kippour, ou sur les causes de la première guerre du Golfe, on doit forcément pouvoir expliquer le pourquoi de telle ou telle décision et son lien avec les autres actions des différents protagonistes. Pourquoi Saddam Hussein a-t-il pris le risque « insensé » d'envahir le Koweït en août 1990 ? Pourquoi les Soviétiques ont-ils décidé d'installer des missiles balistiques sur l'île de Cuba, au risque de déclencher un cataclysme à l'échelle planétaire ? De telles décisions semblent en effet « absurdes » a posteriori et réclament forcément une explication, pour ne pas dire... une « raison ». Remarquons tout d'abord que la rationalité n'exclut pas l'erreur. On peut très bien se comporter de manière rationnelle, envisager la réalité de façon calculée et pragmatique, et se tromper. Pourquoi le général Grouchy s'est-il obstiné à poursuivre les troupes de Blücher jusqu'aux portes de Namur, alors que Napoléon en avait besoin sur le champ de bataille, à Waterloo, pour battre Wellington ? Pourquoi Hitler est-il tombé grossièrement dans le piège des Alliés et a-t-il ordonné des bombardements sur Londres, au lieu de maintenir la pression sur la Royal Air Force, alors au bord de l'asphyxie, alors qu'il avait pourtant su se comporter en redoutable stratège en d'autres circonstances ? Voilà qui pose question. A moins de concevoir l'erreur comme une suspension temporaire de la raison. Hypothèse séduisante pour certains philosophes mais évidemment insuffisante pour l'analyste stratégique. C'est qu'en réalité, la rationalité est une notion dont la nature complexe reste étrangère à son universalisation sous une forme homogène, telle qu'on l'a trop souvent conçue en Occident. Si l'homme est un être raisonnable et calculateur, peut-être faut-il intégrer dans ce « calcul » des représentations culturelles ou symboliques. Comme le souligne le sociologue Christian Morel dans son livre sur les décisions absurdes, « une décision est toujours prise dans le cadre d'une certaine rationalité, c'est-à-dire un ensemble de raisonnements et de croyances partagés par la communauté des personnes qui participent à la décision ».[14] Ainsi, s'il existe des êtres irrationnels, la posture calculatrice et rationnelle est cependant adoptée par le plus grand nombre comme mode de fonctionnement naturel. Néanmoins, il ne faut pas en conclure à l'homogénéité des comportements rationnels : les valeurs, les convictions et les intérêts sont des variables qui dépendent autant des individus que des cultures qui les traversent, influant nécessairement sur leurs conduites et sur leurs décisions. Ceci est autant vrai pour les Etats que pour leurs dirigeants. Par conséquent, une lecture même rationaliste des relations internationales, doit emprunter à des modèles complexes d'explication des décisions des différents acteurs, intégrant les valeurs, convictions, stéréotypes ou autres représentations de chacun d'eux.   B. Au-delà de l'Etat-nation : les notions de régime et d'idéologie Il s'agit en réalité d'un défi complexe. Comment juger de la rationalité d'un Etat lorsque la définition de sa raison suprême, de son intérêt supérieur, se confond avec le délire paranoïaque d'un seul homme (par exemple, Hitler ou Saddam Hussein) ?[15] Comment prévoir la réaction d'un chef d'Etat excentrique à la tête d'un régime fortement idéologisé et ne respectant aucune règle internationale ? On l'a vu dans le passé avec des pays comme la Libye ou l'Irak : la tentation du « coup d'éclat » n'est jamais loin et ne peut donc jamais être totalement exclue. Mais on peut aller plus loin. Peut-on appréhender de la même manière une démocratie et une dictature ? On voit poindre ici la notion de régime, qui conjugue à la fois la notion d'institution et celle, plus difficile à manier, de culture ou d'idéologie. Avec ce constat en forme de défi pour tous ceux qui suivent l'évolution de la crise iranienne : les régimes autoritaires fortement imprégnés d'idéologie n'ont pas les mêmes intérêts et les mêmes valeurs que les démocraties. Cependant, il ne faudrait pas tomber ici dans l'accusation de folie, dénoncée plus haut, mais plutôt admettre que certaines formes de calcul, différentes des nôtres, doivent être envisagées lorsque l'on veut pouvoir esquisser l'avenir. Ainsi, pour revenir à notre sujet et à l'Iran, comment interpréter ou prédire les comportements d'un pays qui se définit comme une république islamique, une puissance ouvertement révisionniste, dont les dirigeants sont coupés du monde par l'aveuglement idéologique qui les caractérise : une interprétation religieuse axée sur la notion de martyre et sur une vision apocalyptique d'un monde clivé entre le monde musulman, de préférence chiite, figurant le bien, et le monde des infidèles, gouverné par Satan, et voué à la destruction, le tout sur fond de discours révolutionnaire et de recours au terrorisme suicidaire... Ce pays sera-t-il rationnel ? Ou plutôt, ses calculs seront-ils prévisibles selon nos propres modes de calcul ? La difficulté de la communauté internationale et en particulier des chancelleries européennes de cerner la politique iranienne n'est-elle pas sur ce point source d'inquiétude pour l'avenir ?[16] Par ailleurs, certains de ceux qui défendent qu'aucun chef d'Etat ne se lancerait dans une décision « suicidaire » à l'âge de l'atome s'appuient en fait non seulement sur un modèle « rationnel étroit » mais sur la notion clef d'Etat-nation. Mais comment envisager alors le cas de régimes dont l'idéologie de base se présente comme la négation même de ce concept consacré en Europe par le Congrès de Vienne de 1815 ? Comment classer l'Iran dont le régime, islamique comme on vient de le voir, se réclame de valeurs religieuses transcendant totalement le cadre nationaliste reposant au fondement de l'Etat-nation ? Car les discours sur la « nation iranienne », prononcés par certains dirigeants à Téhéran, ne doivent pas faire illusion : l'ayatollah Khomeiny avait bien autre chose en tête lorsqu'il décida d'opter pour une république, au lendemain de sa révolution en 1979. Rappelons quand même que l'Iran n'a de républicain que le nom... tempéré d'ailleurs par le mot islamique : l'absence de rôle constitutionnel dévolu au président et au parlement (le majlis) ne devrait tromper personne. C. L'Etat-nation à l'heure de sa mise à l'épreuve Reste qu'un autre problème se pose en ce qui concerne le risque nucléaire iranien. Le cas de l'Iran et la collusion de ce type de régime islamique avec des groupes terroristes rappelle la délicate question du débordement de l'Etat-nation, ces dernières années, par le développement de groupes transnationaux et non étatiques échappant à tout contrôle. On le voit bien, au-delà de ce que les Américains appellent la guerre contre le terrorisme (GWOT, pour Global War On Terrorism), se trouve l'avenir de l'Etat-nation comme modèle de gouvernance politique dont l'autorité a été fortement remise en question, à la fois par les attentats perpétrés par la mouvance d'Al Qaeda et, de manière plus générale, insidieuse devrait-on dire, par le développement de guerres asymétriques, au Moyen-Orient ou ailleurs. Nous touchons ici à la limite des théories de la dissuasion élaborées au cours de la guerre froide ou même dans le cadre du théâtre d'opérations indo-pakistanais, faisant peut-être éclater un jour notre vision traditionnelle du rôle du nucléaire et du chef de l'Etat responsable de sa mise en œuvre. Serait-il possible de voir un jour l'émergence d'une dissuasion du fort au fou[17] ? On se souvient que le 19 janvier 2006, Jacques Chirac avait, lors d'un discours remarqué, prononcé à l'occasion de sa visite aux forces aériennes et océaniques stratégiques à Landivisiau, évoqué à la fois les menaces émanant des puissances régionales et celles représentées par le terrorisme. Mais si le président français avait alors davantage évoqué la possibilité, pour la France, d'exercer sa réponse directement sur les centres de pouvoir et sur la capacité à agir de l'Etat menaçant ses intérêts vitaux[18], comment envisager une riposte appropriée à des groupes échappant à toute tutelle étatique ? Au-delà de l'aspect technique[19] ou des effets d'annonce, c'est la difficulté de fournir une dissuasion efficace dans un cadre international mouvant qui apparaît. Par ailleurs, on ne saurait réduire cette problématique à son aspect technologique ou même doctrinal : c'est la justification même de la dissuasion dans le cadre de « cas limites » qu'il convient d'envisager. Ici, la rationalité s'efface peut-être devant un interdit moral plus grand encore, en particulier pour les démocraties.   4. Le paradoxe de la « stabilité-instabilité » S'il est difficile d'établir un modèle prévisionnel véritablement fermé et aisément reproductible en matière de relations entre Etats détenteurs de l'arme atomique et engagés dans une relation mutuelle de dissuasion, ainsi que je l'ai indiqué plus haut, et malgré le peu de recul historique que nous ayons (soit un peu plus de soixante ans), il semble bien qu'il existe des règles de la dissuasion, sortes de balises qui s'élaborent et se découvrent délicatement au cours du temps par les duellistes, à travers l'affrontement auquel ils se livrent, avec le risque permanent de dérapage et d'erreur pouvant mener au désastre. L'une de ces règles est ce que les spécialistes des questions nucléaires et stratégiques appellent le « paradoxe de la stabilité-instabilité ». Ce dernier repose sur l'idée que l'introduction de forces nucléaires diminue le risque de conflits conventionnels de haute intensité mais augmente celui de la multiplication de petits conflits, autrement appelés conflits de basse intensité. Cette théorie a été plusieurs fois formulée par les stratèges de la guerre froide et exprimée par des auteurs tels que Kenneth N. Waltz, Glenn Snyder (auquel revient la paternité de l'expression de ce paradoxe), André Beaufre ou Pierre Marie Gallois, pour ne citer qu'eux. Ainsi, on aurait deux cas de figure possibles : dans le premier, nous serions confrontés à une relation hautement instable qui amènerait à chaque instant les deux protagonistes au bord du précipice, augmentant considérablement le risque d'escalade, à la suite d'un calcul erroné ou d'une confiance trop grande d'un des acteurs dans ses chances de succès ; dans le second, ce serait plutôt l'émergence d'une situation d'équilibre qui s'affirmerait, tant le système serait stable, et les adversaires écarteraient dès lors toute décision ou action aventureuse susceptible de les faire basculer dans l'irréparable et de dégénérer en cataclysme. La différence entre ces deux types de relation dissuasive ? La notion de capacité de secondes frappes qui assure à chacun des protagonistes d'être détruit à son tour s'il venait à vitrifier l'autre dans une attaque atomique en premier, fût-ce par surprise. Cette capacité ne peut être assurée que par un certain nombre de moyens techniques dont, en premier lieu, le développement de capacités de riposte sous-marines, le submersible étant pratiquement indétectable à l'échelle de la planète, tapi au fond de l'océan et prêt, à tout moment, à déclencher le feu nucléaire sur un possible agresseur. Lorsque deux Etats ont accédé à l'arme suprême mais ne possèdent pas encore de véritables capacités de frappe en second, il convient de parler de stabilité relative, aucun des territoires des deux protagonistes n'étant à proprement parler sanctuarisé par l'existence de forces nucléaires protégées, c'est-à-dire océaniques. Par contre, une fois la mise en œuvre de capacités de frappe en second assurée par les deux pays, on peut alors parler de paralysie mutuelle, avec les conséquences décrites plus haut en matière d'émergence de conflits. A. Stabilité relative Si l'Iran accédait au nucléaire militaire, force est de constater que les conditions requises d'un équilibre parfait entre ce pays et Israël ne seraient pas réunies. Tout d'abord, on peut remarquer l'absence de capacités réelles de secondes frappes des deux côtés. Côté iranien, les trois sous-marins de classe kilo mis en œuvre par sa marine ne peuvent pas accueillir de missiles balistiques à tête nucléaire. De plus, il semble que les Iraniens ne disposent pas non plus de missiles de croisière pouvant offrir une alternative sérieuse à cette incapacité à bord de ses submersibles. Par contre, les Israéliens semblent avoir pris la mesure des défis qui les attendent, en cherchant à renforcer leur flotte sous-marine en vue d'une possible nécessité de constituer une véritable capacité dissuasive envers Téhéran. Ainsi, les trois sous-marins de la classe Dolphin, acquis en 1999 auprès de l'Allemagne, seront bientôt rejoints par deux autres.[20] Si ces bâtiments ne sont pas prévus pour embarquer des missiles balistiques à charge nucléaire, il semble néanmoins qu'ils aient été équipés de 4 tubes de 650 mm susceptibles de tirer le missile de croisière Popeye Turbo. Le flou persiste autour de ce dernier et les chiffres divergent quant à sa portée. Dérivé de l'AGM 142, il aurait une portée de près de 200 à 300 km. Certains experts estiment cependant que le missile pourrait atteindre jusqu'à 1500 km.[21] Info ou intox destinée à préserver le flou sur les capacités de la Heyl Hayam en rapport avec la doctrine d'ambiguïté nucléaire israélienne ? Toujours est-il qu'Israël dispose d'une industrie de défense à la pointe de la technologie et qu'il appartient au club très fermé des puissances capables de concevoir elles-mêmes des missiles de croisière. La possibilité que l'Etat hébreux ait développé un missile de croisière à changement de milieu doté d'une grande portée n'est donc pas inenvisageable et s'il ne l'a pas encore fait, on peut considérer qu'il en possède d'ores et déjà la base technologique et industrielle nécessaire. Outre la capacité de frappe en second de part et d'autre, actuellement inexistante entre Israël et l'Iran, comme on vient de le voir, il faudrait aussi, pour assurer une véritable stabilité dissuasive entre ces deux pays, qu'ils disposent de moyens de commandement, de contrôle et d'alerte élaborés et surtout fiables. En effet, il est primordial de pouvoir mettre en œuvre des moyens de détection très en amont de la menace, grâce à des satellites, afin de repérer les missiles dès leur lancement, tracer leur trajectoire, transmettre les informations très rapidement grâce à des moyens de communication sûrs, afin de pouvoir donner l'alerte. Des chaînes de commandements claires et éprouvées par des procédures réversibles doivent être mises en place afin de pouvoir traiter l'information en temps réel, discriminer les fausses alertes des bonnes et présenter de capacités de réaction efficaces. Le but étant évidemment d'éviter tout accident ! Ici encore, il faut bien constater que les conditions ne sont pas remplies pour assurer une quelconque stabilité. Sur le plan technique, Israël dispose d'une avance considérable grâce à ses satellites d'observation. Cependant, ces moyens ne sont pas encore complets pour fournir lui les capacités suffisantes à un traitement précoce de la menace iranienne. Quant à l'Iran, tout reste à faire, et ses faibles moyens technologiques et financiers ne lui permettent pas d'envisager une parité avec Israël dans le domaine spatial à court ou moyen terme. Quant aux moyens de contrôle et de commandement, il faut souligner ici le niveau correct en ce qui concerne les compétences techniques du personnel militaire.[22] La récente guerre au Liban a par ailleurs confirmé les aptitudes élevées du Hezbollah, encadré par les Pasdarans, à mettre en œuvre des matériels complexes et à préserver une chaîne de commandement efficace même dans des conditions extrêmes et précaires. Comme si cela ne suffisait pas, il faut encore déplorer l'absence de moyens de communication directs entre les deux pays. Rappelons que l'Iran ne reconnaît pas Israël. Par conséquent, ces deux pays ne jouissent d'aucun canal diplomatique. Il s'agit là d'une situation pour le moins singulière, propre à mettre en danger la région tout entière et peut-être même au-delà, à la moindre crise, au cas où l'Iran disposerait de l'arme atomique. Souvenons-nous que, même au plus fort de la guerre froide, comme lors de la fameuse crise de Cuba de 1962, les Etats-Unis et l'URSS disposaient de relations diplomatiques. Evidemment, l'idée même d'un téléphone rouge entre Israël et l'Iran paraît dès lors exclue pour ne pas dire loufoque. Tout cela ne présage rien de bon, quand on a réalisé à quel point la dissuasion est un dialogue hautement délicat entre deux pays, comme nous l'avons vu plus haut. On le comprend, vu l'absence des conditions nécessaires à l'émergence d'un équilibre nucléaire entre l'Iran et Israël, le Moyen-Orient ne gagnerait rien en stabilité. Cette situation précaire pourrait d'ailleurs perdurer. Une étude récente tend d'ailleurs à démontrer qu'un système de dissuasion connaît ses crises les plus graves pendant les deux premières décennies.[23] On est bien loin de la vision apaisante du président français. Evidemment, ce temps serait consacré à une course à l'armement, relancée par le programme nucléaire iranien. Celle-ci toucherait tous les domaines militaires liés à la dissuasion entre les deux pays : les missiles évidemment, aussi bien les engins balistiques que les missiles de croisière. Chose inattendue, l'introduction de ces derniers pourrait, par exemple, entraîner celle d'avions de dernière génération comme le F-22, côté israélien, afin de contrer cette menace.[24] On pourrait voir évoluer les charges nucléaires elles-mêmes. Israël développerait-il des armes plus puissantes avec le passage au thermonucléaire ? Verrait-on l'apparition progressive de MIRV destinés à mettre en échec les systèmes antimissiles balistiques (ABM) comme le Hetz israélien ? Ces derniers connaîtraient sûrement des développements plus poussés encore avec l'apparition de lasers terrestres ou aéroportés (pensons au système ABL américain), voire de drones. Au-delà, c'est la militarisation de l'espace qui s'ouvrirait au Moyen-Orient, pour les raisons précitées. Enfin, la doctrine israélienne de l'ambiguïté serait-elle maintenue ou abandonnée ? Israël procéderait-il à un essai, au risque de provoquer une grave crise à son tour ? En réalité, parallèlement à l'évolution de la menace iranienne, cette course aux armements a déjà commencé. Du côté iranien, on s'est lancé dans la course aux moyens balistiques, tandis qu'Israël améliore encore son système d'intercepteur Hetz. Les Israéliens ont ainsi procédé à un nouvel essai de ce missile antimissile balistique, le 11 février dernier,[25] et semblent vouloir accélérer la mise en œuvre d'un autre prochainement[26]. Récemment, ils ont même annoncé l'étude d'un drone géant de type HALE (High Altitude Long Endurance) par la firme IAI,[27] tandis qu'ils s'efforcent de renforcer leurs moyens sous-marins. Manifestement, les Israéliens se préparent au pire. Est-ce dans cette optique qu'il faut replacer les déclarations controversées d'Ehoud Olmert, en Allemagne, laissant entendre qu'Israël possède l'arme atomique[28] et celles de Robert Gates, au cours de son audition devant le sénat américain, allant dans le même sens ? Serait-on en train de préparer le terrain entre Jérusalem et Washington à une possible accession de l'Iran au rang de puissance nucléaire ? B. Paralysie mutuelle et stratégie indirecte Mais admettons, par pure hypothèse, qu'il ne faille non pas 20 ou 30 ans mais un jour pour voir réunies toutes les conditions d'équilibre posées plus haut, et dont on vient de constater la cruelle absence entre Israël et l'Iran : nous verrions alors apparaître ce qu'on appelle une situation de paralysie mutuelle. La région en serait-elle pour autant stabilisée ? Hélas, le problème est bien connu des spécialistes depuis maintenant plusieurs décennies : ce cas de figure, s'il diminue fortement la tentation d'affrontement direct entre deux puissances, augmente au contraire, presque en réaction, le risque de conflit indirect. En effet, la liberté d'action de chacun des deux Etats se réduisant avec l'efficacité grandissante de leurs capacités mutuelles de dissuasion, crédibilisées, comme l'avons vu, par l'élaboration de capacités avérées de seconde frappe, la possibilité d'un affrontement conventionnel se verrait sérieusement remise en question. Il est vrai que le risque d'escalade deviendrait beaucoup trop important. On se souvient ici de l'équation posée plus haut entre risque et enjeu : la perspective d'un anéantissement mutuel serait alors inévitable, invalidant dès lors l'option de la guerre directe. Par conséquent, le seul moyen qui resterait alors à disposition se présenterait sous la forme d'une stratégie indirecte. Ces dernières années, stratèges et autres analystes ont recensé de nouvelles formes d'affrontement correspondant à ce type d'approche : guerres asymétriques, conflits de basse intensité, terrorisme. Ces nouveaux visages de la guerre remettent en question les conceptions occidentales fondées sur une vision trinitaire[29] et capacitaire de la guerre. Ils ont même pris une part prépondérante dans l'actualité internationale. Qu'on songe à l'intifada, à la guerre en Irak, au développement d'Al Qaeda et de la mouvance de ce qu'on a pris pour coutume d'appeler le terrorisme international. Pensons à la Somalie d'aujourd'hui[30] ou au Vietnam d'hier. En réalité, on l'a compris : une paralysie mutuelle entre Israël et l'Iran ne ferait que renforcer la situation d'instabilité structurelle du Moyen-Orient déjà présente actuellement, car elle augmenterait le risque asymétrique dans la région et au-delà[31] ! La stratégie de l'Iran consisterait donc en l'exploitation de la paralysie d'Israël, dont la force de dissuasion serait court-circuitée dès lors que Téhéran serait en mesure d'accéder à une parité nucléaire crédible. C'est ici un grand paradoxe. La dissuasion israélienne a parfaitement fonctionné jusqu'ici et ce, depuis trente ans... parce qu'aucun de ses adversaires ne possédait l'arme atomique. La possibilité d'affrontement conventionnel s'est vue sensiblement limitée. Même la miniguerre entre Israël et la Syrie, à l'occasion de l'opération israélienne Paix en Galilée de 1982, s'est limitée dans le temps et dans l'espace, aucun des deux protagonistes ne sortant des limites du territoire libanais pendant les 5 jours qui les ont opposés. Le conflit israélo-arabe s'est donc transposé progressivement sur un mode indirect, prenant ainsi le visage actuel du conflit israélo-palestinien. Même la récente guerre au Liban a vu Israël engager ses forces contre une techno-guérilla exploitant au maximum la dimension asymétrique du conflit. Néanmoins, avec l'émergence d'une nouvelle puissance nucléaire dans la région, au cas où l'Iran obtiendrait la technologie nucléaire, la dissuasion israélienne ne fonctionnerait plus de la même manière. Certes, elle serait pleinement efficace dans le cadre évoqué ci-dessus de paralysie mutuelle, en ce qui concerne la possibilité d'affrontement direct, mais s'accompagnerait d'une limitation substantielle de la liberté d'action d'Israël, au bénéfice de l'Iran et, de manière plus générale, de ses ennemis. L'Iran, doté d'un arsenal atomique, pourrait donc aisément profiter de ce nouveau rapport de forces en instrumentalisant autant que possible les forces arabes de la région. La Syrie, le Liban avec le Hezbollah, les forces palestiniennes dont, surtout, le Hamas, représenteraient des pions privilégiés d'un Iran hégémonique et devenu invulnérable par la vertu sanctuarisante de l'atome. La guerre de cet été ne serait-elle qu'un avant-goût de ce qui pourrait arriver si l'Iran parvenait à l'arme atomique, avec la multiplication de champs de bataille « neutres », asservis à des logiques de harcèlement ? Au-delà, c'est la communauté internationale elle-même qui se verrait impliquée et instrumentalisée à son tour. L'objectif serait clair : faire peser sur Israël un chantage insupportable, y compris sur le plan moral, en allant jusqu'à faire porter sur l'Etat juif la responsabilité d'une éventuelle escalade, avec ses perspectives potentiellement génocidaires, tant il est effectivement difficile, pour ne pas dire naïf, d'imaginer l'Iran et certaines forces dans le monde renoncer à l'exploitation des arguments les plus cyniques.[32] En réalité, s'il est très vraisemblable que l'on cherche à faire porter le chapeau à Israël, par de multiples artifices moraux ou autres sophismes déjà bien rodés actuellement, le Moyen-Orient tout entier n'en verrait pas moins son équilibre, déjà improbable aujourd'hui, encore davantage précarisé, inscrivant durablement cette région dans l'instabilité. Une telle situation ne pourrait évidemment que renforcer la dépendance des puissances étrangères et en particulier occidentales, à mesure de l'augmentation de l'enjeu stratégique de cette région détentrice des principales ressources en hydrocarbures de la planète. Car il ne faut pas oublier qu'au Moyen-Orient, il n'y a pas qu'Israël. Nous touchons ici aux limites de notre cadre de réflexion, raison pour laquelle il faut rappeler l'insuffisance d'une approche du dossier iranien ne tenant qu'à un face-à-face entre Téhéran et Jérusalem. Résumer le Moyen-Orient à ces deux pôles est évidemment réducteur, y compris en ce qui concerne la problématique de la dissuasion. En clair, l'accession de l'Iran au statut de puissance nucléaire ne ferait pas forcément basculer cette région du monde dans un modèle bilatéral pur[33]. Au contraire, celui-ci devrait être ouvert à d'autres puissances régionales telles l'Egypte ou, surtout, l'Arabie saoudite, grande rivale de l'Iran. Car évidemment, avec un Iran nucléaire, c'est la politique de non-prolifération et le TNP qui voleraient en éclats, avec les incalculables conséquences qui s'ensuivraient pour le Moyen-Orient tout entier, et au-delà. 5. Rupture d'équilibre et liberté d'action Si l'émergence d'une nouvelle puissance atomique au Moyen-Orient, l'Iran dans notre hypothèse, s'accompagnerait d'une rupture de l'équilibre stratégique qui prévaut depuis les années septante et l'aboutissement du programme nucléaire israélien, Téhéran n'en attendrait pas pour autant de se trouver dans un schéma de paralysie mutuelle pour exploiter la situation aux dépens d'un Israël fragilisé. Le régime iranien chercherait donc à augmenter au maximum sa liberté d'action, parallèlement à l'effritement de celle d'Israël. Comme l'écrivait le général Beaufre, « la liberté d'action est en effet l'essence de la stratégie ».[34] C'est ici qu'il faut rappeler qu'une stratégie élaborée au plus haut niveau de l'Etat est forcément globale, pour ne pas dire totale. Exit donc les discours convenus opposant artificiellement action politique, ou diplomatique et action militaire. De tels sophismes, s'ils sont très efficaces dans les médias et sur un public moyen, ne sont en réalité guère convaincants. Un chef d'Etat, a fortiori d'une puissance nucléaire, pense avec la totalité des moyens dont dispose son pays, pour mettre en œuvre une stratégie visant à maximiser l'intérêt national. Economie, politique, diplomatie, ressources juridiques ou militaires, rien n'est écarté. Même les médias ne sont pas épargnés, comme on le voit, hélas, de plus en plus souvent. L'Iran, quel que soit son président, ne dérogera pas à cette règle. Aussi emploiera-t-il l'ensemble de ses moyens disponibles pour augmenter sa marge de manœuvre et diminuer celle des Israéliens, utilisant autant que possible le poids de ses capacités nucléaires. Dans cette optique, on constatera très vite le renforcement de l'aspect symbolique et idéologique de l'affrontement avec Israël. Par conséquent, on pourrait même voir l'aspect territorial du conflit israélo-arabe instrumentalisé au profit de sa dimension métaphysique et religieuse.[35] L'Iran se focalisera donc sur le sionisme dans une manœuvre de délégitimation décuplée par ses nouvelles capacités. Le but ne sera pas seulement politique mais aussi économique et démographique, cherchant tant à freiner l'immigration juive vers Israël qu'à en faire fuir la population et les investisseurs. D'ailleurs, n'oublions pas que, quel que soit le niveau de stabilité entre l'Iran et Israël, dans l'expression « équilibre de la terreur », il y a précisément le mot « terreur » qui coïncide parfaitement avec la politique des mollahs[36]. En réalité, cette démarche visant les esprits a déjà commencé. Qu'on songe par exemple à la conférence sur l'Holocauste organisée récemment par l'Iran. Contrairement à ce qu'on a pu lire ou entendre, celle-ci n'est pas simplement le fruit de l'imagination douteuse d'un chef d'Etat provocateur, en l'occurrence Ahmadinejad, mais s'inscrit au contraire dans le cadre d'une véritable stratégie à long terme, conçue par un régime qui se place progressivement dans une attitude agressive et hégémonique au Moyen-Orient, en prévision de ses espoirs de réaliser l'arme nucléaire, ferment d'une puissance accrue sur l'échiquier international. On aurait donc tort de sous-estimer le problème en le réduisant à une question de personne, sans connexion avec la dimension potentiellement nucléaire de la politique iranienne. 6. Conclusion Au terme de cette analyse, on peut revenir à la question posée en introduction et constater que l'obtention de l'atome militaire par l'Iran augmenterait fortement l'instabilité du Moyen-Orient. Outre la difficulté de recourir à un modèle prévisionnel fiable et rassurant en raison de l'absence de déflagration nucléaire durant la guerre froide ou dans le cadre des relations indo-pakistanaises, c'est l'épineuse question de la rationalité des acteurs qui ternit le sourire des chanteurs de bonne espérance. La formidable subtilité de la notion d'incertitude, concept clef de la dissuasion, comme on l'a vu, conjuguée à l'extraordinaire et explosive complexité du Moyen-Orient nourrit à juste titre les pires craintes quant à l'avenir, le fossé idéologique et perceptuel qui sépare les deux protagonistes envisagés par notre hypothèse de départ ne contribuant en rien à lever une hypothèque bien lourde sur l'équilibre déjà précaire de la région. On peut d'ailleurs douter de l'applicabilité de nos schèmes mentaux aux modes de calcul des dirigeants iraniens et plus encore, de ceux qui, hypothèse extrême certes mais impossible à écarter, pourraient bénéficier du nouveau savoir-faire iranien en matière de nucléaire, semant la terreur et la désolation sur leur passage. Mais d'autres éléments s'ajoutent à ce sombre tableau et viennent fissurer la carapace de certitudes des plus optimistes. Ainsi, l'examen du « paradoxe de la stabilité-instabilité » s'est révélé tristement instructif. Tout d'abord, nous avons constaté à quel point la stabilité, qu'on aimerait voir s'affirmer avec un Iran doté de l'arme nucléaire, serait relative, pour ne pas dire franchement improbable. Absence de capacités de seconde frappe, inexistence de relations entre deux pays dont l'un, l'Iran, ne reconnaît même pas l'existence de l'autre, course à l'armement prévisible et déjà constatable sur le terrain... : tout concorde à dire qu'il faudra plusieurs années, voir décennies, avant de constater un semblant de stabilité réelle entre Israël et l'Iran. En réalité, le risque que le programme nucléaire iranien fait peser est celui d'une rupture d'équilibre : celui qui prévaut, tant bien que mal, depuis qu'Israël a acquis l'arme suprême, introduisant une dissuasion relativement efficace jusqu'à aujourd'hui vis-à-vis de ses adversaires, hésitant dès lors à menacer conventionnellement l'Etat juif. En effet, même en cas de paralysie mutuelle, la situation profiterait davantage au régime iranien, qui pourrait alors exploiter un « équilibre de la terreur » dans le cadre de sa politique traditionnelle, instrumentalisant au passage les forces arabes de la région, dans son objectif hégémonique. Voilà qui souligne le véritable effet d'une possible bombe atomique iranienne : le renforcement du risque asymétrique dans la région et au-delà, l'Iran accroissant substantiellement sa liberté d'action sous un parapluie nucléaire, au contraire d'Israël qui verrait la sienne fortement diminuée, signe d'une fragilisation peu rassurante pour l'équilibre régional et international. Quel que soit le schéma envisagé, c'est donc l'inquiétude qui prévaut. Le danger paraît d'autant plus préoccupant que certains semblent vouloir le minimiser. Sur place pourtant, les différents acteurs manifestent de plus en plus d'appréhension devant le péril grandissant que représente la perspective d'un Iran disposant d'un arsenal atomique, tandis que les Israéliens se préparent à toutes les éventualités. L'apocalypse pour demain ? A moins que les velléités iraniennes ne débouchent sur un paradoxe jusqu'ici passé inaperçu aux yeux des commentateurs. Voulant à tout prix assurer leur survie et leur domination sur l'ensemble de la région par l'acquisition de l'arme nucléaire, les mollahs ne donneront plus d'autre possibilité que de frapper au seul endroit qui puisse réellement les abattre : au cœur même du régime qu'ils prétendent consolider.     Emmanuel Dubois     Cet article d'Emmanuel Dubois, philosophe et chercheur associé à l'ESISC , a été publié par celui-ci en mars dernier. La RMS remercie son Président, Claude Moniquet, pour avoir autorisé cette republication. [1] Voir le Nouvel Observateur, 05/02/2007 : http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/international/proche_moyenorient/20070131.OBS9908/iran__quand_chirac_rectifie_chirac.html [2] Le Nouvel Observateur, 07/02/07 : http://tempsreel.nouvelobs.com/actualites/politique/20070205.OBS0661/roland_dumas_favorablea_la_bombe_iranienne.html?idfx=RSS_notr [3] Poirier Lucien, Des Stratégies Nucléaires, Editions Complexes, Paris, 1988, p. 133. [4] Général Beaufre, Stratégie de l'Action, A. Colin, Paris 1966, p. 22. [5] Poirier Lucien, Des Stratégies Nucléaires, Editions Complexes, Paris, 1988, p. 131. [6] Si la dissuasion relève d'une démarche hautement psychologique, elle n'en requiert pas moins, afin d'assurer son efficacité, la réalité de la menace. Autrement dit, il ne peut y avoir de dissuasion que si l'existence matérielle des armes nucléaires est assurée ! Ceci est d'une importance cruciale. [7] Beaufre André, Introduction à la Stratégie, Economica, Paris, 1963, p. 72. [8] Pour illustrer l'extraordinaire complexité du « calcul stratégique », on peut à nouveau citer le général Beaufre qui explique, quelques lignes plus haut : « Tout ceci aboutit
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