Bernard Wicht

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Seuls 12% des Suisses contre l'armée
L'été 2011 a été riche en péripéties à l'échelle mondiale. Dans l'ordre économico-financier, on a assisté successivement au quasi-défaut de paiement du trésor américain, à un quasi-krach boursier et à la poursuite de la chute vertigineuse de la monnaie européenne. Dans un ordre plus politique, on a assisté à l'escalade de la violence dans le monde arabo-méditerranéen, aux protestations massives en Espagne et en Israël, aux émeutes en Grèce et aux révoltes à Londres. L'été touchant à peine à sa fin, on peut s'attendre peut-être encore à d'autres événements de cette envergure. Alors que dire ? Peut-on dégager une interprétation d'ensemble de ces événements au-delà des commentaires déjà fournis par la presse ? Un tel exercice semble difficile. Car, finalement ces événements ne font que confirmer ce que nous savions déjà, c'est-à-dire l'instabilité des Etats (y compris les plus avancés) et la fragilité croissante de leur base. La confirmation de cette analyse est sans doute un élément important qui valide la pertinence des réflexions antérieures et de l'approche développée à ce sujet[1]. On pourrait ainsi se contenter d'un « je vous l'avais bien dit ! » et de toute l'autosatisfaction l'accompagnant. Mais, en matière de prospective stratégique, l'autosatisfaction est généralement mauvaise conseillère; c'est un oreiller de paresse particulièrement pernicieux en période de transformation rapide. Essayons donc de dépasser cet état d'esprit. Que peut-on déceler derrière les événements de cet été ? De notre point de vue, ceux-ci mettent en évidence trois paramètres de base : 1) la théorie du chaos, 2) la réduction du citoyen, 3) l'effondrement de l'espace méditerranéen.   1. La théorie du chaos Cette succession d'événements en l'espace de moins de quatre semaines nous renvoie à la théorie du chaos telle que formulée par les scientifiques depuis quelques décennies. Cette théorie postule en effet que le chaos n'est pas si « chaotique » et qu'il recèle son ordre propre qu'il convient de découvrir[2]. Cet ordre n'étant pas donné a priori, les scientifiques l'appréhendent de la manière suivante : 1) les phénomènes apparaissent à première vue aléatoires, sans lien les uns avec les autres, 2) seule une observation attentive permet de distinguer, à la longue, la mise en place d'une certaine logique, 3) l'accumulation de ces phénomènes finit par atteindre un seuil critique, au-delà duquel une simple perturbation peut entrainer des conséquences disproportionnées (effet papillon). A la lumière de cet été 2011, on saisit immédiatement tout l'intérêt de cette théorie. Dans la série d'événements susmentionnés, il ne semble pas y avoir de liens ni de corrélations les reliant les uns aux autres : la chute de l'euro n'est apparemment pas reliée aux révoltes de Londres, elles-mêmes n'ayant semble-t-il aucun lien avec le printemps arabe, et ainsi de suite. On comprend en revanche, dans ce contexte, combien une « perturbation mineure » pourrait déclencher.... une catastrophe ! Pour le stratège, c'est une situation très difficile à gérer. Le déclencheur peut paraître insignifiant, anodin... et pourtant se révéler décisif, si le seuil général des perturbations a atteint un niveau critique : on serait donc tenter de faire référence à la formule biblique, « sois prêt car tu ne sais pas quand le jour viendra ».   2. La réduction du citoyen ? Dans le monde occidental, que ce soient les émeutes grecques, le mouvement espagnol des indignés, les manifestations israéliennes ou les révoltes londoniennes, grosso modo deux types d'acteurs semblent se dessiner dans ces affrontements. D'un côté, on voit des couches de populations sans participation effective au pouvoir, aspirant à une « vie meilleure » mais sans projet ni ambition politiques. Leurs rassemblements sont spontanés, endémiques, au gré de l'actualité - vite réunis, vite dissous. C'est un peu ce que certains sociologues nomment des « mobilisations dans l'urgence » sans véritable plan ni programme[3], c'est-à-dire des agitations, des affoulements ou encore des éclatements tels que ceux que l'on retrouve dans les sociétés postmodernes, en matière musicale notamment (techno, metal, rave party). Les révoltes de Londres indiquent également qu'une partie de ces populations est très volatile et que l'embrasement peut intervenir de manière presque instantanée, sur la base d'un simple incident (p. ex. un contrôle policier qui tourne mal). De l'autre, c'est l'Etat et son appareil sécuritaire « musclé »; à Londres comme ailleurs la logique n'est pas celle de la négociation, du dialogue social et des réformes mais bel et bien uniquement celle de la répression. Dans tous les cas, l'essentiel des forces policières et militaires est déployé à l'intérieur du pays. Ce redéploiement en direction de la sécurité intérieure caractérise l'évolution générale de l'Etat moderne depuis la fin de la Guerre froide: c'est le passage de l'Etat militaro-territorial (orienté vers l'ennemi extérieur commun) à l'Etat pénal-carcéral (tourné vers le maintien de l'ordre à l'intérieur)[4]. En Europe occidentale ce schéma semble devoir se solidifier au gré des manifestations, des protestations violentes, des émeutes et des révoltes, conduisant à une centralisation accru de l'appareil étatique, au renforcement de son pouvoir coercitif au nom du maintien de l'ordre tandis qu'à l'opposé, une partie de la population va échapper de plus en plus à son contrôle en s'enfonçant dans les labyrinthes de l'économie grise et informelle, des zones de non-droit et des autres formes de marginalité. Cette dérive vers l'Etat policier et son affrontement avec les strates sociales précitées pose la question du citoyen. Qu'advient-il de lui dans cet affrontement ? Certes ce dernier attend de l'Etat qu'il garantisse l'ordre afin de pouvoir vaquer à ses activités quotidiennes. Mais au-delà de ces préoccupations immédiates, qu'en est-il de sa liberté: il semble évident que sa marge de manoeuvre se réduise à celle d'un simple contribuable sous le regard des caméras de surveillance. Dès lors quid de son avenir en tant qu'acteur politique ? Pour reprendre une image cinématographique, c'est un peu le Troisième homme, après l'Etat et ses adversaires précités. Pour mémoire, dans l'histoire de l'Etat moderne le citoyen s'est vu reconnaître des droits et des libertés généralement « par négociation », c'est-à-dire lorsqu'il a pu représenter une force économique (pas d'impôt sans représentation) ou militaire (citoyen-soldat) dont l'Etat ne peut se passer et pour laquelle il est prêt à faire des concessions. C'est ce marchandage, selon le principe do ut des (impôt) ou do ut facias (service militaire), qui est au fondement de la participation politique du citoyen au pouvoir. Par conséquent, on peut se demander quel est le marchandage que le citoyen peut faire fonctionner aujourd'hui pour re-trouver ses droits et ses libertés politiques. Là aussi, la réponse n'est pas aisée parce que, si le citoyen paie toujours ses impôts, l'élite politique au pouvoir censé le représenter a d'ores et déjà quitté le cadre national pour rejoindre l'espace global de l'hyper-classe mondiale. Désormais, les préoccupations de cette élite ne sont plus celles du citoyen; ce sont celles de sa propre image médiatique, de sa place sur le marché global que ce soit en tant que leader d'opinion, « faiseur de roi », top manager, « touche-à-tout génial », courtisan de haut vol et autres nouveaux métiers de la communication (au sens large) créés dans le sillage de la mondialisation[5]. Quant au service militaire, il n'est pas réaliste d'envisager le retour des armées de conscription; aujourd'hui pour faire la guerre l'Etat n'a plus besoin du citoyen, il recourt à des professionnels... tour à tour commandos ou gendarmes. Dans ces circonstances, la question de la liberté citoyenne est posée. Précisons que nous entendons ici par « citoyen » non pas un cortège ou une foule défilant dans les rues de la capitale pour demander l'augmentation des allocations chômage, la limitation du temps de travail ou le respect des conventions salariales. Dans notre perspective, de telles démarches s'apparentent à celles de sujets réclamant « du pain et des jeux » à leur souverain et obtenant de celui-ci la réponse bien connue, « le peuple n'a plus de pain qu'il mange de la brioche ». La notion de citoyen à laquelle nous nous référons ici est celle liée à la res publica, la participation effective à la gestion des affaires communes. Où se trouvent aujourd'hui les réactions citoyennes de cette sorte ? Cette question demeure pour l'instant sans réponse.   3. L'effondrement de l'espace méditerranéen A la faveur de l'été, le printemps arabe semble s'être transformé en automne, voire en hiver ! Il ne s'agit pas là, malheureusement, d'une simple formule de style mais d'une réalité qui risque de toucher, au-delà du monde arabo-musulman, l'espace méditerranéen dans son ensemble. En effet, alors que la façade sud de la Méditerranée s'enfonce dans une anarchie durable (on ne distingue aucun élément structurel - économie, commerce - susceptible de donner à ces sociétés une stabilité et une durabilité minimales), la façade nord « ne va pas mieux » : Portugal, Espagne, Italie, Grèce (sans parler de l'espace balkanique) sont en pleine déconfiture, au bord de la faillite. Certes, les plaies de la façade nord ne sont pas liées à celles du sud, mais la conjugaison des deux peut provoquer l'effondrement de toute la zone : non pas une crise, une urgence complexe que l'on peut résorber à court terme moyennant interventions et programmes internationaux d'assistance, mais un marasme persistant s'étalant sur plusieurs décennies et transformant l'ensemble de cet espace en une vaste « Somalie »[6]. Car, que ce soit la banqueroute des Etats de la façade nord ou la déliquescence du printemps arabe, cette double évolution est de nature historique et institutionnelle : dans le cas du nord, la fin du cycle de l'Etat-nation ; dans le cas du sud, la fin sans lendemain des nationalismes arabes nés de la décolonisation. Il convient donc de s'interroger sur la signification d'un tel effondrement du point de vue historique. On a tendance à l'oublier, l'équilibre de l'espace méditerranéen est d'une grande importance pour l'Europe et les historiens s'en sont périodiquement fait l'écho dans leurs travaux. Or, dans cette optique, il est intéressant de se remémorer l'ouvrage de l'historien belge Henri Pirenne, Mahomet et Charlemagne[7]. Quelque peu éclipsée par les travaux de Fernand Braudel, l'étude de Pirenne mérite néanmoins toute notre attention dans le climat actuel. L'historien avance en effet que la conquête arabe au temps de Mahomet a provoqué la fermeture de ce qui constituait jusqu'alors le centre de gravité du monde de l'époque. Cette fermeture conduit alors l'Europe à se détourner de la Méditerranée pour regarder vers le nord et commencer à construire ainsi les bases de son identité occidentale : selon Pirenne, Charlemagne - le grand empereur d'Occident -  ne se comprend pas sans Mahomet et la fermeture de l'espace méditerranéen engendré par celui-ci. En l'occurrence, la question intéressante soulevée par Pirenne n'est pas tant celle de la conquête arabe ou du grand empereur d'Occident, mais la mise en évidence de l'interaction géo-historique existant entre l'Europe et la Méditerranée, la dépendance géopolitique de l'Europe vis-à-vis de cet espace et l'impact que sa transformation peut avoir sur l'évolution de notre continent. C'est cette relation qui nous intéresse ici : que peut signifier de nos jours une telle fermeture ?  On objectera sans doute qu'à notre époque la Méditerranée ne revêt plus du tout la même importance qu'elle pouvait avoir au début du Moyen Age, notamment en matière d'échanges économiques et commerciaux ; elle n'est pas non plus le pivot géographique de la globalisation. Mais la question qui nous intéresse n'est pas celle-ci, à savoir l'importance économique et commerciale de cet espace pour l'Europe contemporaine. C'est en revanche celle de la transformation de cet espace en une vaste zone de chaos avec la coupure que cela implique. La réflexion de Pirenne prend donc tout son sens. Selon lui en effet, c'est précisément cette coupure qui provoque la naissance de l'identité occidentale, voire la renaissance carolingienne. En d'autres termes, Pirenne voit dans cette coupure, à terme plutôt une naissance, un nouveau départ et non un repli. La rupture de la zone méditerranéenne qui se profile aujourd'hui à l'horizon, laisse-t-elle entrevoir un nouveau départ pour l'Europe ? A première vue, on serait tenter de dire non : la crise de la monnaie unique et les difficultés qui en découlent pour les grands Etats (France, Royaume-Uni, Italie, Espagne), le risque de désindustrialisation de l'Europe que comporte cette crise ne devraient pas s'améliorer avec l'écroulement de la façade sud de la Méditerranée... au contraire ! L'afflux de réfugiés, l'économie grise et les trafics de tous ordres qui se mettront immanquablement en place devraient représenter un défi et une charge supplémentaires pour les Etats européens déjà gravement affaiblis. Dès lors, l'affaissement du sud de l'espace méditerranéen devrait surtout accentuer celui de l'Europe occidental... dans un premier temps en tout cas ! Mais ensuite... ? Le monde occidental est probablement à la veille d'un changement macro-historique d'outil de production : le passage de la société industrielle (en crise depuis les années 1970) à la société de l'information. Or une telle transition signifie également la mutation des modes d'organisation sociale, économique et  sans doute politique ; la fin des grandes structures hiérarchiques au profit de structures plus petites, plus flexibles, moins hiérarchisées dans lesquelles l'individu peut à nouveau avoir le sentiment de jouer un rôle, de s'engager en faveur d'une cause, de participer à la promotion d'une idée ou d'un projet... bref, de re-prendre son destin en main. On pense ici notamment au système open source, au travail coopératif de type wiki,  aux formes d'organisation « sans tête », à l'importance du story telling au détriment de la gestion proprement dite. C'est le rapport homme-machine qui change radicalement et, comme le dit Karl Marx, lorsque l'outil de production se transforme, « ce sont tous les rapports de production qui changent, donc les rapports des humains entre eux, et c'est en définitive, la vision (Weltanschauung), bref les valeurs de base et les structures de la société qui se transforment »[8]. Avouons que cette perspective du changement d'outil de production éclaire d'un jour nouveau la rupture de l'espace méditerranéen : non plus uniquement un défi supplémentaire mais aussi en quelque sorte une opportunité, celle de se re-construire, par exemple en termes d'identité et de dynamique nouvelle. Précisons notre propos. Institutionnellement les Etats européens sont dans l'impasse ; ils sont incapables de se réformer et restent prisonniers des structures et des formes de gouvernance héritées de l'ère industrielle, en particulier tout l'appareil bureaucratique lié à l'Etat-providence. Cependant, à l'intérieur de cette instance, de ce cadre étatique apparemment figé, la substance se recompose : des bassins de dynamisme et de prospérité économiques et commerciales se distinguent grâce au patient développement d'un dense réseau de PME tournées vers la qualité et l'innovation, de banques privées de taille moyenne, de petits instituts de recherche. On trouve de tels pôles de croissance principalement en Italie du Nord, en Alsace, en Flandres, en République tchèque et en Suisse. Alors que les Etats cherchent désespérément à conserver les acquis du passé, les sociétés précitées vivent déjà dans le monde de demain. Pour elles, l'ère de l'information avec ses structures souples est déjà une réalité. De notre point de vue, ces sociétés sont annonciatrices d'une renaissance[9] ! Paradoxalement cependant, ces pôles de dynamisme et d'innovation tournés vers l'avenir sont aussi les principaux foyers de ce qu'on appelle de nos jours le « populisme » et que l'on qualifie habituellement comme une réaction de repli identitaire face à la mondialisation, une volonté de retour à un passé idéalisé. Mais ce paradoxe n'est qu'apparent et cette qualification du populisme est trompeuse : car pour pouvoir se projeter ainsi dans l'avenir, pour affronter avec succès le jeu « sans pitié » de la globalisation, pour avoir la volonté de gagner et d'avancer sans cesse, ces pôles ont besoin d'un projet collectif fort, apte à les mobiliser et à les distinguer des « autres ». Or avec la disqualification des valeurs nationales et l'omniprésence des références globales dominées par le « politiquement correct », un tel projet collectif doit forcément rechercher ses repères à l'échelle locale : d'où le recours à une langue (respectivement un dialecte), une culture et des traditions régionales. Ceci d'abord - comme c'est le cas de tout projet collectif - dans le but de se distinguer des « autres », de désigner un « extérieur » vis-à-vis duquel on pourra ensuite se rassembler. Dans le contexte de la mondialisation, de la californisation des goûts et des terroirs, de l'uniformisation des valeurs, il faut donc considérer que la « fermeture » et plus encore la recherche d'autonomie ne sont pas les caractéristiques des sociétés qui se replient et reculent, mais plutôt de celles qui avancent et se positionnent pour l'avenir. Pas étonnant dès lors que la plupart de celles-ci soient animées, culturellement ou politiquement, de sentiments séparatistes ou, dans le cas de la Suisse, d'un refus d'adhérer à l'Union Européenne[10]. Si maintenant, on met cette dynamique en parallèle avec l'effet exposé par Pirenne quant à la fermeture de l'espace méditerranéen, alors on pourrait bel et bien obtenir, ce retournement, ce « nouveau départ » que l'historien belge mentionne dans son analyse de la relation Mahomet-Charlemagne..., par exemple une entrée décisive dans l'ère de l'information et, par ricochet, une opportunité nouvelle pour le citoyen actuellement réduit à sa fonction de simple contribuable... ...dans quel délai ? L'été 2011 n'est-il qu'une répétition générale, les grands bouleversements sont-il à venir ? Difficile de se prononcer, on peut néanmoins garder à l'esprit l'équation suivante : les sociétés complexes sont fragiles, les sociétés fragiles sont instables et les sociétés instables sont imprévisibles.   Bernard WICHT (29 septembre 2011) Privat-docent, Institut d'études politiques et internationales Université de Lausanne [1] Cf. notamment nos études intitulées : « Une révolution militaire en sous-sol : le retour du modèle Templiers », Stratégique, no 93-96, avril 2009, p. 709-731; « Etat failli et faillite de l'Etat », G. Csurgaï ed., Les enjeux géopolitiques des ressources naturelles, Lausanne, l'Age d'Homme, 2006, p. 34-68 [2] Pour un bref aperçu, cf. James GLEICK, La théorie du chaos : vers une nouvelle science, trad., Paris, Flammarion, 1988. [3] Cf. en particulier, Michel MAFFESOLI, La part du diable : précis de subversion postmoderne, Paris, Flammarion, 2002. [4] Sur la recomposition de l'Etat moderne, cf. notamment, Michel FORTMANN, Les cycles de Mars : révolutions militaires et édification étatique de la Renaissance à nos jours, Paris, Economica, 2010 ; Loïc WACQUANT, Punir les pauvres : le nouveau gouvernement de l'insécurité sociale, Paris, Agone, 2004. [5] L'affaire DSK en fournit une bonne illustration. [6] Cf. en particulier, « La Libia può diventare una nuova Somalia », Limes : rivista italiana di geopolitica, http://temi.repubblica.it/limes/la-libia-puo-diventare-una-nuova-somalia/24408?printpage=undefined (consulté le 29 septembre 2011). [7] Henri PIRENNE, Mahomet et Charlemagne, Paris, PUF, 2005 (Quadrige). Sur les controverses qui ont entouré cet ouvrage, voir l'entrée « Henri Pirenne » sur Wikipedia. [8] Cité chez, Marc LUYCKX GHISI, Surgissement d'un nouveau monde, Monaco, éditions Alphée, 2010. [9] Il faut s'être promené une fois sur le campus de la société Novartis à Bâle pour prendre conscience que le terme « renaissance » n'est pas utilisé à la légère : près de 8'000 chercheurs de toute nation s'y côtoient dans un espace de plusieurs km2, dessiné par les plus grands architectes, où chaque bâtiment fait l'objet d'une conception spécifique tout en s'harmonisant avec le plan d'ensemble. En d'autres termes, une sorte de « cité idéale » au service de la science, du savoir et de l'innovation. http://www.novartis.ch/fr/about-novartis/basel-campus/index.shtml [10] En particulier, Hervé JUVIN, Le renversement du monde : politique de la crise, Paris, Gallimard, 2010 ; cf. également Alain TOURAINE, Après la crise, Paris, Seuil, 2010. Il est intéressant de relever que deux auteurs, l'un américain et l'autre israélien, aboutissent à des conclusions très similaires lorsqu'ils s'interrogent sur les causes du développement exponentiel des start-up de très haut niveau en Israël plutôt que dans d'autres pays développés plus grands et mieux équipés : leur réponse principale touche la culture d'un petit pays constamment en lutte et sous pression. C'est ce « climat » et cet état d'esprit qui constitue, selon eux, le moteur de la compétitivité, de l'innovation et de l'esprit d'entreprise. Si l'étude comporte certes un certain plaidoyer pro domo, les facteurs culturels qu'elle met en évidence sont pleinement pertinents (ennemi commun, nécessité de survie stimulant l'esprit de compétition, étroite imbrication des modes de vie civiles et militaires). Dan SENOR/Saul SINGER, Start-up Nation : The Story of Israel's Economic Miracle, New York, Twelve, 2009.
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Seuls 12% des Suisses contre l'armée
Dans moins d'un mois nous sommes appelés à voter sur une initiative tendant à limiter fortement l'accès et la possession d'armes par les particuliers. La motivation principale des initiants est d'augmenter la sécurité des habitants de notre pays et de limiter les suicides et la violence domestique. On peut adhérer ou non à ces arguments, mais force et de constater que la violence fait peur et que nos sociétés contemporaines veulent l'éradiquer du champ des relations humaines. Historiquement les groupes sociaux se sont toujours méfiés de la violence, en particulier intestine, et ont cherché par tous les moyens à la canaliser pour en éviter les débordements[1]. Or c'est là que l'on peut déjà relever une différence importante entre notre comportement actuel vis-à-vis de la violence et celui répertorié aux autres périodes de l'histoire : auparavant on cherchait à la "canaliser" (c.à.d. à en contrôler les effets), aujourd'hui on veut l' "éradiquer" (c.à.d. la supprimer purement et simplement). Nos sociétés post-modernes, post-industrielles et post-nationales ne considèrent plus la violence comme un phénomène social qu'il faut gérer avec la plus grande précaution, mais comme un mal absolu à bannir au même titre que les hérésies au Moyen Age. D'où vient ce changement d'attitude, cette idée collective que nous pourrions désormais vivre dans un monde sans violence régie par la tolérance ? Car c'est bel et bien de cela dont il s'agit en l'espèce : alors que l'initiative parle de limiter les suicides, paradoxalement l'idée de suicide assisté (association EXIT) et d'euthanasie active (voir le récent acquittement de la médecin cantonale de Neuchâtel ayant pratiqué un tel acte) se propage et recueille de plus en plus de soutien. Il en va de même de la légalisation croissante de l'avortement depuis quelques décennies. Ces contradictions soulignent ce changement d'attitude de nos sociétés au point qu'il est possible de parler de rupture par rapport au passé : en cherchant à éradiquer la violence, on ne veut pas nécessairement protéger la vie ! Le paradoxe est frappant et semble indiquer qu'à ce sujet, nous nous situons aujourd'hui plutôt dans le domaine de l'émotionnel que du rationnel : un peu selon le refrain "peu importe la mort, pourvu qu'elle soit douce" (on pense ici à la chanson de Georges Brassens, "mourir pour ses idées, oui mais de mort lente"). A partir de ce premier constat, on débouche sur deux questions : d'une part, comment expliquer cette dérive émotionnelle des sociétés contemporaines et, d'autre part, se dirige-t-on vers un monde sans violence ? La première question trouve sans doute une grande partie de sa réponse dans le long drame du court XXe siècle (Verdun - Auschwitz - Hiroshima - le Goulag). Pour comprendre les comportements actuels, leurs tendances auto-destructrices ou excessivement émotionnelles, on ne prendra jamais suffisamment en compte les destructions morales engendrées par les interminables conflits du XXe siècle, de la Première Guerre mondiale à la décolonisation et à l'explosion de l'ex-Yougoslavie. En d'autres termes, une Longue Guerre s'étendant de 1914 à 1991, de Sarajevo à Sarajevo[2]. Cette Longue Guerre a détruit la structure interne des sociétés européennes. Ainsi, l'univers concentrationnaire nazi et communiste, le nettoyage ethnique et les autres génocides ont supprimé la distinction fondamentale entre "genre humain" et "espèces animales". Comme le disait à cet égard Primo Levi, "les nazis vaincus ont néanmoins gagné parce qu'ils ont fait de nous des animaux !" (citation de mémoire). Dans le même sens, les boucheries de Verdun et de la Somme, les hécatombes de Stalingrad, d'Iwo Jima et du Vietnam notamment ont remis en cause les fondements de l'idéal masculin (force, honneur, courage)[3]. Répétons-le, nous n'avons pas encore vraiment pris toute la mesure de cette destruction morale, de cette atomisation du corps social, de cette réduction darwinienne de l'homme à ses seules fonctions animales... et surtout des conséquences d'une telle destruction. Autrement dit et pour faire court, le long drame du siècle passé - la Longue Guerre - a détruit deux des principaux remparts sociaux face à la violence : "ne pas se comporter comme des bêtes", "agir avec honneur et courage". Avec pour résultat, d'un côté une violence débridée et anarchique de type testostérone pouvant surgir n'importe où et, de l'autre, une population atomisée et effrayée cherchant à fuir cette réalité avec les réactions émotionnelles que l'on vient de voir. Dans ces conditions, faut-il poursuivre l'objectif d'une société sans violence avec notamment comme moyen d'y parvenir, une limitation très stricte de l'accès et de la possession d'armes par les particuliers ? C'est la seconde question. Or, si la réaction émotionnelle y répond par l'affirmative, une analyse historique de la situation débouche sur un tableau assez différent. En effet, malgré l'injonction de Francis Fukuyama, l'histoire ne s'est pas arrêtée avec la chute du Mur de Berlin. Indépendamment des réactions émotionnelles des populations européennes, le monde a continué d'évoluer. En particulier, la guerre n'a pas disparu; comme le caméléon elle s'est transformée et, avec son corollaire l'équilibre de la terreur, s'est insinuée à l'intérieur des sociétés, en lieu et place des affrontements entre Etats des siècles précédents. Cette transformation, ce passage de la guerre inter-étatique à la guerre intra-étatique est un des caractères majeurs de la période actuelle[4]. Cela signifie que la confrontation armée ne se déroule plus essentiellement sur le champ de bataille entre unités régulières, mais à l'intérieur même du corps social... au milieu des populations. On vient de le dire, les acteurs de ces combats ne sont plus les armées nationales régulières; ce sont de nouvelles entités telles que les différents groupes armés (ETA, Al Quaïda, PKK, FARC, etc.), les mafias et les autres formes de crime organisé, les gangs composés du sous-prolétariat des grandes banlieues urbaines, les anciens services spéciaux de l'ex-bloc soviétique. Contrairement aux armées régulières que l'on peut voir dans leurs casernes ou lors des grands défilés, ces nouveaux acteurs de la guerre restent généralement invisibles, leur financement est indépendant des Etats et repose sur l'économie grise et informelle garantissant de la sorte leur "stabilité" et la poursuite de leur action dans la durée. Etant donné l'invisibilité relative de ces nouveaux acteurs, il importe de donner quelques estimations chiffrées afin de pouvoir prendre un peu la mesure de la mutation intervenue : -        le chiffre d'affaires annuel des différents groupes armés équivaut à deux fois le PIB du Royaume-uni[5] -        le chiffre d'affaires annuel des activités mafieuses est de plus de 1'000 milliards $[6] -        dans les grands Etats européens, l'économie grise et informelle représente 15% à 18% du PNB[7] -        environ 500 armes lourdes (mitrailleuse, lance-roquette, explosif, etc.) entrent chaque semaine dans les banlieues des grandes villes françaises[8].   Bien qu'il ne s'agisse que d'estimations (les nouveaux acteurs de la guerre ne publient pas de bilan), ces chiffres sont néanmoins éloquents et traduisent la réalité de cette nouvelle forme de conflictualité qui avait progressivement disparu en Europe avec l'avènement de l'Etat moderne et des armées nationales. Bien qu'ils n'apparaissent pas sur la place publique, on peut dire que les nouveaux acteurs de la guerre se sont structurés de manière proto-étatique avec, d'une part, les moyens de coercition et, d'autre part, les moyens de financement, c'est-à-dire deux des attributs principaux de tout phénomène étatique. Cette forme de guerre ne poursuit plus des buts politiques mais économiques (prédation, pillage, rançonnement des populations, etc.). Par conséquent, nous ne sommes ni face à un phénomène passager, ni face à des adversaires occasionnels et désorganisés, ni face à une simple recrudescence du banditisme ou de la délinquance : il y a mutation de l'art de la guerre, mutation dont nous commençons à peine à prendre conscience. Signalons au passage que l'argument invoqué habituellement à la présentation de cet état de fait consiste à dire que c'est le travail de la police de lutter contre ce type de menaces internes. Cependant, l'argument tourne court étant donné l'affaiblissement général de l'Etat en Europe depuis la fin de la Guerre froide. Ajoutons que la crise financière de 2008 a mis les Etats européens dans une situation encore plus précaire, avec des programmes d'austérité budgétaire affectant fortement les fonctions régaliennes de l'Etat, dont la sécurité. A ce propos, l'exemple français est très parlant : le pays dispose du plus haut taux de forces de police en Europe, pourtant il ne contrôle plus ses banlieues et le gangs qui y sévissent. En ce qui concerne la Suisse, le rapport USIS (Réexamen du système de sécurité intérieure de la Suisse : Forces et faiblesses du système actuel, 2001) avait relevé il y a quelques années qu'il manquait entre 2'000 et 3'000 policiers pour garantir la sécurité du pays. Ce rapport est resté sans suite. A ce stade, il convient de faire intervenir la notion d'équilibre de la terreur. Car, si la guerre s'insinue dorénavant dans le corps social, son corollaire  - l'équilibre de la terreur - change également d'échelle. Alors qu'au XXe siècle il se situait entre les Etats, notamment avec l'équilibre nucléaire entre les grandes puissances, il redescend aujourd'hui directement au niveau des individus. Ce changement d'échelle, aussi difficile soit-il pour nous de le concevoir et de l'accepter, est pourtant une des principales conséquences de la transformation de la guerre. Au même titre que l'Etat devait protéger sa souveraineté par la dissuasion armée, l'individu doit aujourd'hui veiller à sa propre sécurité, à celle de ses biens inaliénables que sont la vie, l'intégrité corporelle, la liberté et la propriété[9]. Comme l'Etat se dotait des outils propres à garantir sa souveraineté, l'individu doit pouvoir - s'il le souhaite - disposer des armes nécessaires. C'est là la conséquence pratique de ce changement d'échelle de l'équilibre de la terreur. A l'appui de cet argument, il est intéressant de se remémorer les limites que Hobbes fixe lui-même à son Léviathan : l'individu abandonne sa liberté au profit de l'Etat en contrepartie de la sécurité, mais cet abandon ne dure que tant que l'Etat peut garantir cette sécurité, lorsque ce n'est plus le cas l'individu récupère immédiatement son droit à l'autodéfense parce que c'est un droit naturel qui n'est soumis à aucune convention. Dans un tel contexte, il apparaît donc peu rationnel de vouloir "désarmer" les citoyennes et les citoyens pour tenter de vivre dans une société sans violence. Pour paraphraser une formule connue, "si vous ne vous intéressez pas à la guerre, la guerre en revanche s'intéresse à vous". En témoigne la tuerie programmée (heureusement déjouée) de Copenhague, les attaques de supermarchés à l'explosif et à la kalachnikov, les rezzous nocturnes sur les dépôts et les magasins. A la lumière de ces quelques éléments, on constate qu'en dépit des réactions émotionnelles des individus, l'histoire continue : une fois de plus l'Europe se recompose à l'échelle macro-historique, une fois de plus cette recomposition se déroule de manière hautement conflictuelle, une fois de plus les individus seront amenés à défendre leur vie et leurs biens.   Bernard Wicht Privat-docent, Institut d'études politiques et internationales, UNIL [1] Cf. notamment René GIRARD, La violence et le sacré, Paris, Grasset, 1972. Dans son explication de ce qu'il appelle l'économie de la violence, l'auteur insiste sur le nécessaire exutoire dont celle-ci a besoin : « Quand elle n'est pas satisfaite, la violence continue de s'emmagasiner jusqu'au moment où elle déborde et se répand aux alentours avec les effets les plus désastreux » (p. 21). [2] Les historiens de la longue durée considèrent la suite presque ininterrompue de conflits entre 1914 et 1991 comme le véritable moteur de l'histoire au XXe siècle : d'où l'expression de Longue Guerre. Cf. notamment Philipp BOBBITT, The shield of Achilles : war, peace and the course of history, Londres, Allen Lane, 2002. [3] C'est  le constat de George L. MOSSE, L'image de l'homme : l'invention de la virilité moderne, trad., Paris, Abbeville, 1997. L'auteur relève, après 1945, ce passage de l'idéal viril vers des contretypes (androgynie, mouvement gay). De son côté, la psychologie détecte dans le même sens l'émergence de ce qu'elle appelle le „mâle doux" en lien avec cette transformation de l'idéal masculin, cf. notamment Robert BLY, L'homme sauvage et l'enfant : l'avenir du genre masculin, trad., Paris, Seuil, 1992. [4] Cf. en particulier Martin VAN CREVELD, La transformation de la guerre, trad., Monaco, éditions du Rocher, 1998. [5] Loretta NAPOLEONI, Terror Inc : tracing the money behind global terrorism, Londres, Penguin Books, 2004. [6] Thierry CRETIN, Mafias du monde : organisations criminelles transnationales, actualité et perspectives, Paris PUF, 3e éd., 2002. [7] Jean-Paul GOUREVITCH, L'économie informelle : de la faillite de l'Etat à l'explosion des trafics, Paris, Le Pré aux Clercs, 2002. [8] Estimation de la police française [9] Ces biens inaliénables de l'individu sont ceux définis par la philosophie politique moderne à partir des travaux de John Locke et des Lumières, qui constituent la base des droits fondamentaux de l'individu.
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Seuls 12% des Suisses contre l'armée
L'observateur attentif ne manquera pas de relever le profond décalage entre la sévérité des propos (voir ci-contre) de la Commissaire européenne Viviane Reding et la réalité de l'Europe actuelle. Pour faire court, l'UE a subi une déstabilisation radicale avec la crise financière de 2008 et se trouve aujourd'hui, pour prendre une image forte, dans la situation du Titanic après la collision avec l'iceberg. Or, dans un tel contexte, Viviane Reding - et la Commission européenne à travers elle - poursuit le discours des années 90 stigmatisant le risque d'un Alleingang pour la Suisse et la difficulté croissante, voire l'impossibilité de la voie bilatérale. Du point de vue stratégique, il importe donc d'éclaircir ce décalage entre le discours et la réalité afin de ne pas se laisser aveugler par les mots et éviter de se fourvoyer dans l'appréciation de la situation. Soulignons que ces éclaircissements ne s'appuient pas sur les différents arguments des partis politiques de notre pays, mais se situent dans une optique stratégique, c'est-à-dire essentiellement celle des rapports de force et de la liberté d'action. C'est pourquoi il faut, d'abord, se pencher sur le discours lui-même et, ensuite, tenter d'esquisser les principaux caractères de la situation stratégique actuelle.   Un discours en décalage  « L'UE ne va pas beaucoup s'occuper d'un pays qui refuse de le rejoindre »   « C'est à la Suisse de s'adapter à notre marche forcée »   Viviane Reding Commissaire européenne en charge de la justice, des droits fondamentaux et de la citoyenneté Le Temps, 13 novembre 2010 Rappelons pour commencer que ce discours de la Commission européenne est également celui des services concernés de la Confédération et de certains médias suisses : la Suisse risque l'isolement, sa position (Sonderfall) est de moins en moins bien comprise à Bruxelles, une adhésion est à terme incontournable. Il s'agit là, presque mot pour mot, des arguments qui ont dominé le débat autour de l'EEE et de la voie bilatérale dans les années 90. A ce moment-là, une telle argumentation avait sa logique et sa justification : la Guerre froide venait de se terminer ; en lieu et place de l'opposition de deux blocs politiques, un Grand Marché s'installait à l'échelle de l'Europe occidentale ; la question de l'isolement de la Suisse (Alleingang) était alors pleinement pertinente. Il était en effet impératif de s'interroger sur les conséquences du changement de paradigme intervenu avec la chute du Mur de Berlin. Autrement dit, ce discours était adapté à la situation et s'efforçait de poser les bonnes questions par rapport à la nouvelle donne stratégique de l'après-Guerre froide. 20 ans plus tard, force est de constater qu'un tel discours n'a plus grande légitimité. Alors que pendant ces deux dernières décennies la compétitivité de la place économique suisse n'a cessé de s'améliorer, que le chômage et la dette publique se sont maintenus à des taux très bas en comparaison européenne, inversement la situation économique générale de l'UE n'a cessé de se dégrader pour atteindre de nos jours le seuil critique que l'on connaît (chômage croissant, dette et déficit publics hors de contrôle, charges sociales trop lourdes, risque de désindustrialisation). La crise financière a montré que ces problèmes ne sont pas seulement d'ordre conjoncturel, mais structurel : l'UE s'est construite autour d'un noyau d'Etats économiquement et industriellement avancés (Allemagne, France, Italie, Benelux, Royaume-uni) avec, comme principe directeur pour l'adhésion d'Etats moins développés, un important soutien financier (fonds d'adhésion, prêts sans intérêt) pour permettre à ces Etats (Espagne, Grèce, Irlande, Portugal notamment) de rejoindre le niveau de développement du noyau initial. La crise actuelle a mis en évidence l'échec de ces efforts. Car, après plus de 20 ans de financement communautaire, non seulement ces Etats n'ont pas pu rejoindre le peloton de tête, mais ils sont en situation de quasi-banqueroute. De plus aujourd'hui, le noyau des Etats avancés n'a plus la même santé économique et financière qu'auparavant. Par conséquent, tant les débiteurs que les créanciers de cette « politique d'ajustement » sont désormais dans l'incapacité de poursuivre leur action : d'où la nécessité d'appréhender la déstabilisation de l'UE non plus seulement d'un point de vue conjoncturel mais bel et bien structurel. Dans ces circonstances, on comprend que le discours des années 90 n'est plus adapté ; on peut même dire qu'il est devenu trompeur et comporte le risque d'une appréciation erronée de la situation. Il ne s'agit pas ici de dire que la Commission européenne cherche à « tromper » la Suisse ; un tel reproche relèverait des discussions du « café du commerce ». Mais il s'agit de prendre conscience qu'en tant que bureaucratie supranationale, elle est relativement déconnectée de la réalité : comme toute administration centrale, son cadre de travail et de réflexion n'est pas dictée prioritairement par l'analyse de la situation économique, mais principalement par la planification quadriennale ou quinquennale de ses activités et de son budget. Par conséquent, si le discours sur l'isolement de la Suisse est devenu sans fondement, comment décrire la situation actuelle ?   Un changement d'échelle d'envergure structurelle Il apparaît que la question qui se pose n'est plus tant celle de l'isolement de la Suisse, de l'impossibilité de la voie bilatérale et de son éventuelle adhésion à l'UE. Il s'agit plutôt de se demander, compte tenu des importantes difficultés structurelles mentionnées plus haut, dans quelle mesure la relativement florissante place économique suisse peut se maintenir au milieu d'une Europe en désarroi. Certes, la place économique suisse est aujourd'hui un des importants producteurs de richesses (emploi, capitaux, technologie) en Europe occidentale. Et si l'on conjugue ces performances avec la qualité de la place universitaire, de ses infrastructures et des recherches qui y sont menées, il est alors possible d'avancer l'idée que l'on se trouve en présence d'un véritable foyer de prospérité en Europe occidentale. Il ne s'agit pas ici de faire de l'autosatisfaction béate, mais de tenter de prendre la mesure de l'enjeu stratégique en cause. Certes, le marché suisse ne fonctionne pas en circuit fermé ; il tire son dynamisme des échanges internationaux. C'est ce constat qui justifie sans doute aux yeux de certains le discours discuté au paragraphe précédent : précisément parce que la Suisse est prospère (sous-entendu grâce au Grand Marché européen), sa position vis-à-vis de l'UE doit être précisée dans le sens d'un plus grand rapprochement encore. Or c'est là que notre analyse diverge de manière fondamentale. Car l'exemple du développement contradictoire de la Suisse et de l'UE ces deux dernières décennies tend à indiquer que la prospérité ne dépend pas uniquement d'une intégration plus ou moins étroite au Grand Marché. Là aussi, il faut envisager d'autres causes moins conjoncturelles et plus structurelles. Le modèle de développement socio-économique de l'Europe communautaire a, semble-t-il, atteint ses limites historiques ultimes, c'est-à-dire celles de l'Etat-nation bureaucratique centralisé tel qu'il a été conçu au XIXe siècle dans le sillage de la révolution industrielle. La crise actuelle centrée autour de la dette marque l'épuisement et la fin de ce modèle historique. En ce sens, le recours à l'image du Titanic n'est pas innocent, Ernst Jünger  l'avait déjà utilisé pour symboliser la faillite de la civilisation industrielle. Nous pensons que c'est à ce niveau macro-historique que doit se placer la réflexion, celui d'un tournant d'envergure civilisationnelle marqué par la fin du cycle hégémonique américain, la fin du cycle de l'Etat-nation et de l'ère industrielle. L'Europe entre probablement dans une période de désordre prolongé et de chaos systémique. Et, à chaque longue période de crépuscule, on assiste à un phénomène semblable : l'effondrement des institutions centrales entraîne celui des institutions périphériques. Mais, à chaque fois également, des enclaves subsistent, se maintiennent, voire connaissent un essor en complète contradiction avec le marasme ambiant (Rhodes au moment de l'effondrement de la civilisation hellénistique, Hambourg pendant la Guerre de Trente Ans pour ne citer que les exemples les plus connus). En conséquence, c'est par rapport à la faillite d'un système arrivé à la fin de son cycle historique qu'il importe de poser la question du maintien d'un foyer de prospérité. C'est à cette échelle structurelle qu'il convient de raisonner sur la position de la Suisse en Europe, une échelle « plus tactique » (adhésion ou voie bilatérale) rend très difficile, voire impossible une appréciation de la situation dans toute son ampleur. Car, la faillite du système institutionnel au proche voisinage de notre pays ne pose pas la question en termes d'intégration, mais en termes de destruction ou de survie. Pour reprendre l'image maritime du début, la frégate Alinghi peut-elle évitée d'être aspirée par le naufrage du paquebot de l'Europe communautaire ? A ce propos, et en guise d'épilogue, la sévérité des propos de Viviane Reding nous fait immanquablement penser aux derniers soubresauts d'un malade à l'agonie... et on sait combien ces soubresauts peuvent être violents.   Bernard WICHT Privat-docent, Institut d'études politiques et internationales, UNIL
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