Historique

1. De 1856 à 1914

Marie-Claude Wüst

C'est le 10 mai 1856 que paraît le premier numéro de la Revue militaire suisse, sous l'impulsion de Ferdinand Lecomte, qui demeurera rédacteur en chef jusqu'en 1895. Dans un avis, la rédaction explique aux lecteurs les buts qu'elle entend poursuivre: «( ... ) C'est pour répondre à ces voeux exprimés de divers côtés que nous entreprenons la présente publication en espérant le concours de toutes les personnes qui s'intéressent au développement de la vie militaire en Suisse et en comptant, entre autres, sur l'appui de nos frères d'armes des différents corps d'officiers. Sous le rapport du développement des connaissances militaires, il faut reconnaître que la Suisse française n'a pas le lien, l'unité d'action qui se rencontre dans la Suisse allemande, ce qui tient peut-être à ce que celle-ci possède depuis longtemps un organe plein de zèle et d'intérêt dans la Schweizerische Militär Zeitung (...). Aussi notre intention est-elle de donner la traduction des publications les plus intéressantes de cette feuille, mais nous pensons que des produits du crû, émanant d'officiers de la Suisse française, n'en auront pas moins de valeur. Nous recevrons donc avec reconnaissance toutes les communications qu'on voudra bien nous faire. Nous nous efforcerons de vouer une égale attention, pour autant que cela nous sera possible, aux différentes branches du militaire et de ne négliger aucun des éléments divers qui le composent (...). La Revue militaire, recherchant un but d'utilité publique avant tout, désire être l'organe des officiers de la Suisse française et un moyen d'instruction mutuelle pour eux (...).1» 

Les débuts 
La RMS tient donc principalement à être un organe de liaison entre les officiers suisses romands et souligne d'autre part la nécessité de leur collaboration. Qui ne dit mot consent! Le premier numéro est envoyé à titre d'essai. Les lecteurs qui ne le refuseront pas seront considérés comme abonnés! 
L'initiative de Lecomte est soutenue, notamment, par le général Dufour, qui s'adresse à lui en ces termes: «( ... ) C'est une heureuse idée et que j'approuve fort, de faire pour les militaires de notre Suisse occidentale ce qui existe depuis longtemps pour ceux de la Suisse orientale. Ils ont un journal qui les tient au courant de toutes les inventions modernes, qui propage les bonnes idées, réveille les esprits, appelle les réformes devenues nécessaires et entretient dans notre jeunesse des goûts que les tendances du siècle ne parviennent que trop à effacer (...). Persistez dans cette utile entreprise (...)2 

La RMS s'attache à suivre de près l'actualité militaire. Le rédacteur en chef Lecomte, homme d'action qui n'hésitera jamais à se rendre sur divers champs de bataille, utilise les colonnes de la Revue pour encourager ses camarades lorsque l'actualité le requiert. Ainsi, au début de l'année 1857, lorsque deux divisions sont mobilisées dans le cadre de ce que l'on appellera plus tard l'affaire de Neuchâtel, il s'adresse à ses camarades et frères d'armes: «(...) Aujourd'hui mieux que jamais la Suisse peut faire la guerre pour son bon droit. Les coeurs sont unanimes, l'armée suisse est bien préparée (...) elle opérera chez elle, au milieu de populations sympathiques, sur un terrain connu, accidenté, impropre à l'action de la cavalerie prussienne (...). Si nos chefs ne sont peut-être pas tous aussi savants que le sont les officiers prussiens, du moins nous les connaissons et ils nous connaissent; il y aura confiance mutuelle entre eux et les troupes (...). Le Suisse de nos jours ne déméritera pas de ses ancêtres, dévoué comme citoyen, confiant comme chrétien, ferme et vaillant comme soldat, il saura sauver la patrie ou tomber glorieusement avec elle3 
En septembre 1859 apparaît la première illustration sur planche: un canon rayé Le Vincent, pris par les Autrichiens à Magenta. Par la suite, on trouve fréquemment des cartes ou planches descriptives d'armes. 
Le but que s'est donné la RMS est considérable. Après huit ans d'existence, elle semble traverser une petite crise, comme en témoigne un avis rédigé par Lecomte: «(...) Si donc il a pu arriver que la RMS n'ait pas toujours répondu à l'attente de tous, MM. les officiers doivent s'en prendre en premier lieu à eux-mêmes (...). Il nous faut le concours intellectuel et l'appui moral des officiers de tous grades et de toutes armes (...). Tous nous devraient leurs réflexions, leurs observations, leurs critiques même (...). Le niveau intellectuel de notre journal et, par lui, de l'armée, irait toujours en s'élevant, pour le plus grand profit de tous (... )4 
Jusqu'en 1865, les volumes de la RMS comportent environ 16 pages par numéro. À intervalles irréguliers, ils sont agrémentés de suppléments. C'est d'ailleurs dans ces fascicules que Ferdinand Lecomte fait paraître ses écrits. Ainsi, on trouve notamment «L'Italie en 1860» (vol. de 1860 et 1861), «La guerre des États-unis d'Amérique» (vol. de 1862 et 1863), «La guerre du Danemark en 1864" (vol. de 1864 et 1865). Dès 1865, ces suppléments sont publiés une fois par mois, et sont consacrés essentiellement à une *Revue des armes spéciales». 
C'est à cette même époque qu'est créé un comité de rédaction. Lecomte est tout d'abord secondé par le capitaine fédéral d'artillerie E. Ruchonnet et par le capitaine fédéral du génie E. Cuénod. À ce sujet, on peut noter une certaine instabilité au sein de la rédaction, puisque ce ne sont pas moins de dix-huit rédacteurs qui s'y succéderont pendant vingt-cinq ans! Parmi les collaborateurs d'occasion, citons le général Dufour et le général Gingins. Plusieurs articles ne sont malheureusement pas signés. Signalons également qu'en 1869, Édouard Secrétan publie dans la RMS un de ses premiers ouvrages: «Du passage des Alpes par Annibal». 

Sous le général Herzog 
La RMS commente abondamment les événements de la guerre franco-allemande de 1870-1871. On constate, à cette époque, de graves lacunes dans l'organisation militaire suisse, et l'on décide une refonte des institutions, dont la base légale sera la nouvelle Constitution de 1874. La RMS publie le rapport du général Herzog concernant la mise sur pied en juillet et août 1870, prouvant bien par là qu'elle n'est pas décidée à bercer ses lecteurs d'illusions. Le général Herzog souligne que l'effort à fournir doit l'être non seulement par le citoyen mais également par l'Etat dont le premier devoir consiste «à ne pas laisser son armée manquer de ce qu'il lui faut pour être prête à combattre(...)5.» À propos de la landwehr, il écrit qu'elle «est dans un état fort peu rassurant; la troupe existe, mais le cadre d'officiers et de sous-officiers est toutefois incomplet, les armes encore extraordinairement défectueuses et l'habillement n'existe souvent qu'en partie (... )6.» Dès le 1er janvier 1882, la RMS, qui paraissait deux fois par mois, ne paraît plus qu'une fois par mois. Rappelant le but qu'elle s'est fixé, la rédaction précise que la Revue «veut rester étrangère à tout esprit de parti ou de coterie, comme à toute préoccupation de bénéfice matériel (... ). Elle ouvrira ses colonnes à toutes les opinions, pourvu qu'elles soient exprimées dans un langage convenable (...)7 
Cependant, malgré une publication moins fréquente, force est de constater que la qualité des publications diminue quelque peu. Le rédacteur en chef, Ferdinand Lecomte, qui demeure l'organe vital de la Revue, est sans doute très absorbé par ses fonctions. Les articles originaux deviennent moins nombreux. On trouve, par exemple, un grand nombre de reproductions d'actes officiels, notamment des nominations, mises à disposition, etc., qui n'offrent finalement qu'un intérêt relatif pour le lecteur. Le «Courrier des lecteurs» disparaît peu à peu. La bibliographie subsiste, et l'on y trouve l'étude d'ouvrages aussi bien suisses qu'étrangers. À la «Chronique suisse» s'ajoutent des chroniques étrangères. Ces dernières sont une excellente source de renseignements pour qui désire être tenu au courant des préoccupations et innovations au sein des autres armées. 

L'influence de Lecomte 
Lorsqu'il quitte sa fonction de rédacteur en chef, Ferdinand Lecomte a consacré trente-neuf ans à la Revue militaire suisse. Fondateur et principal animateur de cette publication, il va sans dire qu'il l'a profondément marquée. 
Lecomte est considéré comme l'un des écrivains militaires vaudois les plus féconds. Croyant fermement à l'utilité du maintien de la RMS, il oeuvre inlassablement dans ce sens et, on l'a vu, ne se laissera jamais décourager. Il fera bénéficier ses lecteurs de ses analyses impartiales des événements qu'il aura lui-même vécus, ou au sujet desquels il se sera suffisamment documenté pour en donner une approche des plus justes. 
Il nous semble judicieux de donner un extrait d'un article du colonel Feyler, qui lui succédera à la RMS. «La sûreté de ses jugements, survenant au lendemain même des événements, témoignait de l'indépendance de son esprit et de la profondeur de ses connaissances. Ce n'est pas un petit éloge que celui adressé à un écrivain de savoir résister aux courants d'opinion qui se forment autour de lui; il prouve par là que ses ouvrages sont scellés de la bonne marque historique, la marque de l'impartialité, de l'étude basée sur les faits et sur les principes avec pour seul but et unique souci: la vérité8 

1895-1914 
La nouvelle Constitution de 1874 autorise la Confédération à s'occuper de l'instruction de toutes les armes, les cantons conservant le droit d'équipement et de disposition sur les troupes. Dès 1875, la Confédération élabore une nouvelle organisation militaire. Les projets sont exposés et critiqués à de nombreuses reprises dans la RMS.

 

Dans un article consacré à l'internement de l'armée du général Bourbaki en 1871, le chroniqueur profite de l'occasion qui lui est donnée pour conseiller le Vaudois: «(...) Qu'il se défie des réformes capricieuses du jour, dont la plupart tendent à affaiblir notre brave armée au lieu de la renforcer (...)9.» À la veille de la votation populaire du 3 novembre 1895, qui allait rejeter le projet tendant à abolir le droit des cantons de nommer des officiers et de remplacer les directions militaires cantonales par des districts militaires fédéraux, on peut lire: «Les autorités cantonales sont évidemment mieux placées qu'un pouvoir lointain pour faire ces nominations en toute connaissance de cause (...). Déjà aujourd'hui, dans les nominations et promotions qui incombent au Conseil fédéral (...) ne voit-on pas cette haute autorité avoir souvent la main très malheureuse, par manque de sûrs renseignements sur ses élus10?" 
Le rejet du projet de 1895, jugé par trop centralisateur, n'est pas une surprise. Le peuple craignait d'autre part de nouvelles dépenses et obligations. À l'heure où l'on observe un phénomène de militarisation croissante des grandes puissances européennes, la Suisse semble connaître un désir inverse! On procède alors à des changements partiels et graduels. Les classes d'âge sont modifiées et l'armement amélioré. L'organisation militaire demeure le sujet le plus fréquemment abordé par la RMS. Cette dernière soutient le projet de 1907: «La tâche de tous est de travailler à l'acceptation de la loi. Que l'on songe aux conséquences qu'aurait son rejet par le peuple. Ce serait l'ajournement à un quart de siècle de toute réforme, de toute amélioration du régime actuel manifestement insuffisant. Et si, pendant cette période, des événements de guerre allaient nous surprendre, de quelle lourde responsabilité ne se sentiraient pas chargés ceux qui, ayant pu contribuer au succès, auraient refusé de le vouloir11!» À la veille du scrutin, les sentiments patriotiques sont exaltés: «La vraie question est de savoir si le peuple suisse est toujours décidé à affirmer sa virilité aux yeux de l'étranger, s'il est toujours convaincu que l'entretien d'une armée solide est pour lui une nécessité politique et si sa foi en ses propres destinées est assez enracinée encore pour l'engager à accepter les sacrifices qu'elles lui imposent12.» On sait que le projet ne sera finalement adopté qu'à une faible majorité. Au début du siècle, la RMS paraît toujours selon le même schéma. Les articles originaux augmentent. Toutes les armes y ont leur place, y compris l'aviation qui en est à ses débuts. 
Pendant les années qui précèdent la Première Guerre mondiale, la RMS continue à informer ses lecteurs d'une manière précise et détaillée. À la lecture des différents numéros, on sent naître une certaine inquiétude. Parallèlement aux articles relatant les événements qui se déroulent autour de la Suisse, on en remarque d'autres, dont le but évident est d'encourager les cadres militaires dont la volonté ne doit pas faiblir: «(...) il est capital dans une armée qu'une émulation semblable (l'ambition d'arriver au but) anime tout le corps des officiers. L'idéal serait que chaque membre de ce corps ait la volonté tenace de distancer tous les concurrents, et de conquérir le plus haut grade par ses qualités, ses capacités et ses connaissances. Une telle émulation est indispensable (...) car là où elle est absente règne la médiocrité, et c'en est fait de l'armée (...)13 
Les chroniques étrangères, malgré l'approche du conflit armé, demeurent riches en renseignements. La chronique allemande de juin 1914 fournit, par exemple, le détail des effectifs des différentes armes. Le chroniqueur suisse, quant à lui, donne, dans le numéro, quelques informations au sujet du pavillon militaire de l'Exposition nationale et note avec une pointe d'humour: «Il reçoit de nombreux visiteurs qui, n'y trouvant guère, comme cela va de soi, que des objets absolument publics et tels qu'on peut les voir partout sur nos places d'armes et au cours de nos manoeuvres, s'étonnent des innombrables défenses suspendues à tous les angles et sur les murs. N'avons-nous pas, en Suisse, un peu la manie des mystères militaires? Pourtant il n'est pas un officier étranger qui en fasse la demande, à qui le Conseil fédéral n'accorde l'autorisation de visiter nos casernes, nos places d'armes, nos établissements militaires de toute nature (...)14 

Dès sa création, la Revue militaire suisse s'est efforcée d'informer ses lecteurs d'une manière précise et complète. Fournissant de nombreux renseignements, tant dans le domaine militaire suisse qu'à propos des armées étrangères, elle a permis, en outre, la publication d'ouvrages qui devaient, par la suite, connaître un certain succès. 
Dans les années 1860, la RMS a traversé une petite crise, principalement due au manque de collaboration des abonnés. Mais son existence n'a jamais été remise en question. À la fin du XIXe siècle, la qualité de ses publications baissant sensiblement, la rédaction a su lui donner un nouvel élan. La reproduction d'actes officiels et de rapports de sections a fait place à des articles d'information plus générale, destinés à atteindre une plus large audience. Parallèlement, les illustrations sont devenues plus nombreuses. 
La RMS, menée de main de maître par Feyler, était prête, au seuil de la Première Guerre mondiale, à remplir la mission qu'elle s'était fixée en 1856. 

M.-C.W.

2. Pendant la Première Guerre mondiale

major Jean-François Chouet

C'est au pas de charge que la Revue Militaire Suisse traverse ces cinq années troublées, sous l'énergique impulsion de son directeur d'alors, le colonel Fernand Feyler. Sans conteste, en effet, la trame de la Revue est constituée par les chroniques, suisses surtout, mais étrangères aussi, rédigées ou inspirées par Feyler. Les circonstances, il est vrai, multiplient les possibilités - et les nécessités souvent - de prendre position et de commenter. Tour à tour, c'est l'attitude du Conseil fédéral (et particulièrement du chef du Département militaire) dès avant le conflit, la personnalité du Général et les antagonismes qui l'opposent à son chef de l'Etat-major général, l'affaire dite «des colonels», l'attitude de la presse et d'autres sujets encore qui sont examinés dans des «Chroniques suisses» d'une haute tenue. Le ton en est mesuré, il n'est jamais vainement polémique. En revanche, les opinions, étayées par des faits solides et placées sous la lumière du bon sens, sont exprimées avec une netteté qui ne laisse place à aucun doute. 
Dès l'automne 1914, en outre, la Revue suit d'aussi près que possible l'évolution du conflit. Les principaux événements étrangers sont commentés, alors que la consigne interdit qu'il en aille de même pour nos mesures militaires suisses: «La muette. Dans les Etats plus importants que la Suisse, on dit la «grande muette». Ce n'est pas l'armée seulement, mais aussi les journaux qui en dépendent. La «Chronique suisse» a disparu de nos livraisons. Mieux vaut ne rien dire que de risquer des propos déplacés. D'ailleurs, la consigne est la consigne. C'est parfois une lâcheté de se taire. Aujourd'hui, c'est une vertu.15» Commander, c'est prévoir. Dès décembre 1914, la Revue Militaire Suisse fixe les grandes lignes de ses préoccupations à venir, lorsque la consigne de silence aura été levée: un programme national, sorte d'oeuvre de reconstruction morale qui sera d'ailleurs mise en chantier dès l'année suivante, et un programme international sous lequel se cache, en fait, l'exploitation, au niveau tactique et technique, des enseignements de la guerre dans les pays engagés. 
Les livraisons de 1914 sont particulièrement riches en documents cartographiques; cette année-là, en effet, on ne trouve pas moins de 16 cartes annexées à différents numéros, dont, par exemple «Les frontières militaires de l'Allemagne et de la France», «Le couloir alsacien», «La trouée des Vosges» ainsi qu'un certain nombre de documents concernant la Yougoslavie. 
La «Chronique suisse» du mois d'août 1914 est intitulée «Les tout premiers enseignements de la guerre de 1914". Elle est fort brève et s'ouvre par un avertissement: «Demain, 4 août, notre imprimerie n'aura presque plus de typographes. Il faut résumer, très brièvement, les premières impressions16.» Ces impressions, sorte de critique de l'exercice pour la mobilisation de guerre, sont de quatre ordres: la mobilisation de l'armée (appréciation favorable), comportement du public dans le domaine économique (appréciation négative, «le public s'est comporté exactement comme il ne devait pas» en se ruant dans les épiceries et dans les banques), propagation de fausses nouvelles qui sont crues par des gens qui n'ont aucune idée de ce qu'est une opération militaire (le 2 août, on annonçait les Allemands à Verdun!) et enfin nécessité pour la neutralité d'être armée: «Si la nouvelle vraisemblable, arrivée ce matin, de la pénétration de troupes allemandes sur le territoire neutre du Luxembourg est vraie, on pourra conclure dès le premier jour, par un exemple historique, de la valeur d'une neutralité sans forces pour la défendre.»

 

Cette neutralité va constituer la toile de fond des livraisons de 1915. Les chroniques étrangères sont assez régulièrement fournies, et la Revue Militaire Suisse aussi s'intéresse de près à l'Allemagne. Mais, sous la rubrique «Législation, organisation et instruction militaires, manoeuvres»» paraît en deux épisodes17 un monumental article de Gonzague de Reynold, «Indépendance et neutralité: le devoir suisse». La neutralité face à l'étranger passe par le comblement du «fossé» entre Suisses romands et alémaniques: «Nous (les Romands) ne devons pas oublier que nous ne sommes point seuls en Suisse (...) Si leur (les Suisses alémaniques) attitude n'a pas été toujours, surtout au début de la crise, telle que nous l'aurions désiré (...), sommes-nous bien, nous autres Velches, à l'abri de tout reproche? Notre premier devoir est de traiter les Suisses allemands comme des aînés: même s'ils ont tort, ils ont le droit qu'on les écoute et les respecte. N'ont-ils pas fait la Suisse, construit notre maison? Ne lui ont-ils pas donné son nom, gravé sa devise au-dessus de la porte, tissé de leurs mains sanglantes et victorieuses la grande bannière rouge qui flotte et claque au faîte blanc du toit? Toute notre histoire est là, qui l'affirme et le proclame18 
Le «fossé» n'est cependant pas la seule préoccupation inquiétante, dans le domaine intérieur, de l'époque. La revue prend position à propos de deux initiatives de «l'extrême-gauche socialiste». L'un de ces projets vise à la suppression des tribunaux militaires, l'autre à l'égalisation des soldes. La «Chronique suisse» n'y va pas par quatre chemins en décrétant qu'il «s'agit de vulgaires entreprises de démagogie19.» S'il est possible que l'initiative sur les tribunaux soit politiquement habile, si, au demeurant, quelques réformes de la justice militaire pourraient se justifier, il en va, en revanche, tout autrement de l'égalisation des soldes entre officiers et soldats. «Notre peuple - et il a raison - ne veut pas d'un corps d'officiers recruté dans une aristocratie d'argent. Or, l'officier doit un service personnel infiniment plus long que le soldat. Au moment où il gagne sa première étoile, le lieutenant a déjà triplé la dose. Si c'est s'accorder un luxe que de devenir officier de l'armée suisse et que seuls les enfants de parents riches puissent y prétendre, loin de favoriser l'indispensable rapprochement de sentiment et d'idée qui doit exister entre le soldat et ses chefs, on encouragera leur éloignement.» 
Parallèlement au combat qu'elle mène sur le front de la consolidation intérieure, la Revue commence à tirer de la guerre quelques «indications contrôlées». Son programme de 1916, annoncé par le directeur, consistera à pousser plus avant dans cette voie. Mais en 1915, dans le cadre des suppléments de la RMS, un volume séparé de 336 pages paraît sous le titre, Avant-propos stratégiques. L'auteur en est, bien entendu, le colonel Feyler qui commente les batailles de la Marne, de l'Aisne, des Flandres, de Neuve-Chapelle et d'Ypres. Il donne le détail des événements selon les télégrammes français et allemands, puis la version réelle des faits, ainsi que les versions françaises et allemandes. Les textes sont agrémentés de croquis, les cartes des secteurs de combat sont annexées à l'ouvrage qui est le «développement corrigé» d'études parues au jour le jour dans le Journal de Genève. Selon Feyler, c'est "une oeuvre de transition en ce qu'il tient le milieu entre l'information quotidienne, rapide et fugace, et l'histoire réfléchie. Un point de départ, en ce que, sur la base de l'information quotidienne, il échafaude les suppositions qui précèdent la certitude20 
Sous la rubrique «Campagnes, guerres, histoire militaires», les livraisons de 1916 commencent à apporter des «Impressions du front». Celles-ci émanent aussi bien d'auteurs suisses qu'étrangers et sont souvent assorties de photographies. Les rubriques étrangères sont régulièrement publiées, avec des études sur la Belgique, le Canada, les États-unis, la France et le Portugal. Mais la trame de cette troisième année de guerre est sans nul doute constituée par l'affaire dite «des colonels», traitée dans la RMS par Feyler lui-même sous la dénomination de «L'affaire de l'État-major». Le ton des chroniques est mesuré, serein. S'il ne s'agit pas de jeter de l'huile sur le feu, la vérité doit malgré tout être dite. L'argumentation est concrète, sans faille ni phraséologie. Quelques exemples: «À la faiblesse doit succéder l'énergie; il nous faut au Gouvernement, non pas des radicaux, des socialistes ou des conservateurs, mais des hommes, des hommes qui commandent, comme c'est leur devoir, et aux institutions politiques desquelles les militaires obéissent comme c'est leur devoir aussi.» Un peu plus loin: «Bref, il est urgent que l'anarchie cesse, et pour qu'elle cesse, il faut des hommes. Nous aspirons à obéir, mais pour l'amour de Dieu, que quelqu'un commande21.» '7 
Et puis, le directeur de la Revue militaire suisse se penche sur l'antagonisme qui oppose le général Wille au chef de l'État-major général, le colonel commandant de corps von Sprecher. La façon dont l'un et l'autre ont été désignés pèche par excès d'arguments politiques. «Au commandement supérieur de l'armée, dit Feyler, il faut un seul homme auquel on donne le chef d'État-major de son choix et qui ait la volonté de l'exiger.» 
On sait peut-être trop peu, de nos jours, que pendant la Première Guerre mondiale, le commandement de l'armée avait déjà le souci de l'information. Si Armée & Foyer n'existait pas encore, la formule des entretiens du commandant d'unité avec sa troupe avait déjà été introduite. L'armée, de son côté, entretenait un «Bureau de presse» dont l'activité semble ne pas avoir été à l'abri de tout reproche: «Le bureau de presse a inondé ces derniers temps les journaux de communiqués sur les sujets les plus divers. Cette prose bien intentionnée est malheureusement plutôt ennuyeuse. Peut-être l'est-elle moins dans la langue de Goethe. Dans la nôtre, elle rappelle plus le pas cadencé dans les champs de pommes de terre que l'allure alerte et souple exigée par le général22 
1917 voit la RMS renforcer notablement sa chronique internationale qui comprend principalement des sujets allemands et suisses. La bibliographie s'étend, et l'on commence à trouver des études approfondies sur les premières années de guerre. Là encore, le directeur est au front, et l'on relève une importante synthèse sur «Les campagnes allemandes d'Occident de 1914 à 1916". 
Les problèmes de politique intérieure demeurent néanmoins ceux à travers lesquels se marque le mieux la personnalité de la revue. Si l'affaire «des colonels» passe quelque peu à l'arrière-plan, les problèmes relatifs à la diminution des dépenses militaires prennent de l'importance. Le débat est d'ailleurs élargi à l'ensemble de la gestion du Département militaire, aux relations entre autorités politiques et haut commandement militaire. Les chefs successifs du Département, de M. Décoppet à M. Ador en passant par M. Hoffmann ne sont aucunement ménagés. Le manque de coordination entre l'administration et le haut commandement (qui, précise Feyler, n'a rien d'un antagonisme) conduit parfois à de savoureuses histoires: «Le Général, par exemple, donne l'ordre aux troupes mobilisées de mettre le plus possible d'attelages à disposition des agriculteurs pour leurs travaux de printemps. Aussitôt, le Commissariat central des guerres édicte des prescriptions et des tarifs sur la location des chevaux qui réduisent à néant les excellentes intentions du général23 
Sur l'attitude des hommes politiques, et de M. Hoffmann en particulier, face aux dépenses militaires, ces quelques lignes dont la plupart auraient pu être écrites il n'y a pas si longtemps: «Il y a une dizaine d'années, la majorité du peuple suisse trouvait que son armée lui revenait trop cher. Au lieu de chercher à éclairer le peuple et à lui faire comprendre qu'une armée à bon marché ne peut être qu'une armée pour rire, la majorité parlementaire a emboîté le pas derrière les mécontents. Elle a cherché un ministre non pas de la guerre, mais des économies. Elle l'a trouvé après quelques tâtonnements dans la personne de Hoffmann qui a accepté la lourde responsabilité de fournir une armée à bon marché. Pendant des années, il a sabré impitoyablement les demandes de crédits militaires les mieux fondées24 
Les violations de l'espace aérien dont est victime la Suisse (et singulièrement le saillant de l'Ajoie) incitent la RMS à plaider pour un accroissement des moyens de la DCA. Les batteries sont peu nombreuses, la densité de feu totalement insuffisante, et par conséquent, l'impunité des appareils volant à haute altitude («dont on ne peut pas reconnaître les signes distinctifs») pratiquement garantie. 
Avec 1918 enfin, d'autres soucis font surface. Ils sont, pour l'essentiel, de deux ordres. D'abord, c'est «l'antimilitarisme». Une polémique ferme et au demeurant courtoise dans les termes oppose des sociétés d'étudiants à la rédaction de la RMS. En mars, Feyler publie sa «Troisième épître aux Zofingiens». Le problème n'est pas propre à la Suisse. Il trouve son origine dans les «horreurs de la guerre». Les hécatombes de Verdun ou du Chemin des Dames en mai 1917 ont créé cette sorte de prise de conscience: la guerre est horrible. Il faut donc la refuser, refusant du même coup l'homme tel qu'il est. Second souci majeur: l'indiscipline dans l'armée. Là, c'est bien évidemment la Révolution d'Octobre qui est la source de certains mouvements à l'intérieur de l'armée, mais surtout à l'extérieur d'elle. Mais il y a aussi l'indiscipline dont l'exemple vient d'en haut. LaRevue ne se fait pas faute, toujours avec tact et sérénité, de la mettre très clairement en cause. 
À travers les chroniques de la Revue militaire suisse, on perçoit une détérioration de l'atmosphère, la lente marche vers les événements du mois de novembre. 

J.-F. C.

3. Durant l'entre-deux-guerres

Colonel Hervé de Weck

Entre 1918 et 1939, les développements de la science et de la technique provoquent de profondes mutations dans l'art de la guerre. La fiabilité, les performances toujours plus élevées des moteurs vont permettre à un Guderian de concevoir la guerre-éclair basée sur le binôme char-avion, ce qui créera une énorme surprise tactique au début de la Seconde Guerre mondiale.
Si l'on admet qu'un périodique militaire ne saurait se dispenser d'efforts constants dans le domaine de la prospective, la Revue militaire suisse devrait donner une idée des risques de conflit, une image correcte des techniques de combat qu'utiliseraient les grandes puissances européennes. À cette époque, la pensée militaire française, qui reste obnubilée par la victoire de 1918, fait sentir son influence en Suisse romande. Ne va-t-elle pas empêcher nos officiers francophones de jeter des regards attentifs au-delà du Rhin?
Jusqu'en 1924, la Revue militaire suisse ne se gêne pas de critiquer en termes très vifs le Conseil fédéral et le commandement de l'armée, s'occupant à l'occasion de questions plus politiques que militaires. Comment réagira-t-elle face à la montée des totalitarismes? Se montrera-t-elle aussi hostile à Hitler que l'ensemble de l'opinion suisse?

Des positions politiques très tranchées
Pendant la Première Guerre mondiale, les Suisses n'avaient pas manifesté la même cohésion. Tous les manuels prétendent que le fameux «fossé» s'explique par la francophilie des Romands qui s'oppose à la germanophilie des Suisses alémaniques; les deux communautés ne pouvaient plus se «sentir», ces tensions s'apaisant comme par miracle à la fin du conflit. La Revue militaire suisse apporte des retouches importantes à ce tableau; les articles qu'elle consacre à ce problème semblent montrer que la polémique agite peu l'opinion publique, mais surtout les journalistes, certains milieux de politiciens et d'officiers supérieurs. «(...) les généralisations injustes et les calomnies qui se répandaient alors dans la presse causaient à notre pays un préjudice plus grave que les incidents eux-mêmes et les abus25.» Robert de Traz résume bien la situation quand il écrit: «Les divergences, les véhémentes polémiques étaient (...) à peu près ignorées de la troupe. À l'armée, nous nous consacrions à des devoirs obscurs (...) et nous trouvions dans cet accomplissement une paix intérieure que les congés, d'ailleurs, remettaient en question26
Les collaborateurs de la Revue militaire suisse s'insurgent contre le drill, le pas cadencé; ces méthodes d'instruction leur semblent inapplicables en Suisse romande parce qu'elles viennent d'Allemagne. Parlant des problèmes de discipline qui se posent dans certaines formations d'outre-Sarine en 1918, le colonel Feyler, rédacteur en chef, va jusqu'à prétendre que les conseils de soldats «sont nés dans une division où les moeurs importées de l'étranger faussent trop souvent les rapports entre officiers et soldats27.» Il faut attendre la fin de l'année 1923 pour que, dans ce domaine, l'organe des officiers romands adopte un ton plus conciliant et ne cherche plus à jeter de l'huile sur le feu.
La germanophobie influence naturellement les jugements sur le haut commandement. Une «Chronique suisse» présente les rapports que le général Wille et le chef de l'Etat-major général, von Sprecher, ont adressé au Conseil fédéral, à la fin du service actif. On y condamne les «habitudes régnant dans les sphères du haut commandement qui voisinent avec le Palais fédéral. Il faut en finir avec ces officiers chefs de la hiérarchie qui remplissent les journaux politiques de leurs noms, de leurs grades et souvent de leur suffisance28.» Rapportant la position de l'ancien commandant en chef à propos de l'entrée de la Suisse à la Société des Nations, le colonel Feyler s'écrie avec exaspération: «Quant au général Wille, pourquoi ne prend-il pas le repos auquel il a incontestablement droit29?» Le rédacteur en chef souligne par ailleurs que deux instructeurs qui collaborent à la Revue militaire suisse ont eu des ennuis d'avancement à cause de leurs articles.
Seul Henri Lecomte nuance cette position hostile quand il prétend que «le rôle du général Wille a été un rôle ingrat (...) nous lui devons probablement plus qu'on ne le croit en Suisse romande.» Wille n'a pas été le «pur Boche» que certains croyaient découvrir30.
Le problème du haut commandement en Suisse apparaît fréquemment entre 1918 et 1939, période pendant laquelle la Revue militaire suisse ne cesse de déplorer qu'en temps de paix, l'armée n'est pas commandée, mais administrée par un consortium de fonctionnaires qui ne s'entendent pas31. Rien ne saurait remplacer un commandant en chef permanent. En effet, un commandant de corps ne peut pas prendre cette fonction au pied levé32. La procédure de désignation «ne répond plus. aujourd'hui aux conditions dans lesquelles serait susceptible d'éclater un conflit armé. Grâce à la motorisation des troupes et à l'aviation (...) un territoire peut être actuellement envahi sans délai (...). Réserver à l'Assemblée fédérale la nomination du Général, c'est donc non seulement confier le choix (...) à des politiciens inaptes à une telle sélection, (...) c'est encore (...) retarder, au début d'une guerre, (...) l'instant où serait conféré au général le pouvoir de prendre effectivement le commandement de l'armée33.» Le colonel Lecomte, ainsi que la Société suisse des officiers proposent aussi des réformes de structures au Département militaire fédéral, car un seul homme ne peut pas superviser quatorze services!
La Revue militaire suisse, sous la houlette du colonel Feyler, aborde sans hésitations les grands problèmes de politique nationale. Elle se prononce, en 1919, pour le rattachement du Vorarlberg à la Suisse, même s'il s'agit d'une population germanophone. En contrepartie, l'accession de l'ancien Evêché de Bâle au rang de canton renforcerait la position de la minorité latine34.
À la même époque, les articles ne se montrent pas du tout favorables à la neutralité perpétuelle de la Confédération, car elle ne s'explique que par des divergences intérieures. Avec une telle politique dont certains milieux suisses alémaniques se sont servis «pour couvrir les entorses aux plus pures notions helvétiques», on accepte «de n'entrer en guerre que lorsqu'il est trop tard pour se défendre utilement35.» Un texte non signé de mars 1919 souhaite la disparition «d'une neutralité sans prestige et sans utilité, notion surannée, au milieu d'une Europe rajeunie36« et la «Chronique suisse» du mois suivant soutient même le projet d'un corps expéditionnaire suisse contre les armées bolchevistes! Le colonel Feyler, pour sa part, défend le principe d'une armée fédérale d'effectifs réduits mais bien instruits, qui opérerait dans le cadre de la Société des Nations.
Ces attaques se terminent au début de l'année 1921 avec une chronique qui déplore que le Conseil fédéral ait refusé le droit de passage aux troupes de la SdN qui partent maintenir la paix à la frontière entre la Pologne et la Lituanie. La neutralité actuelle ne devrait pourtant plus être celle de 181537!
Incontestablement, la personnalité du colonel Feyler, qui occupe les fonctions de rédacteur en chef depuis 1896, explique le ton et le style de la Revue militaire suisse pendant le premier tiers du XXe siècle. Feyler avance des idées audacieuses, même si elles risquent de choquer les lecteurs, car il veut susciter des débats et ne déteste pas la polémique. La manière de son successeur, le major Roger Masson, qui prendra la relève en 1931, sera beaucoup plus discrète.
Si, à partir de 1925, la Revue militaire suisse contient des critiques acerbes du parlementarisme fédéral, tous les collaborateurs suisses se montrent hostiles au système de la «démocratie musclée» et à ses sympathisants dans notre pays. Un premier-lieutenant affirme que les officiers, malgré les exagérations d'une certaine gauche, ne doivent pas militer dans des mouvements inspirés de l'étranger. En effet, quelle serait leur position si les fronts dont ils feraient partie tentaient de «mettre la légalité en vacances»38? On tient aussi à garder ses distances face à l'Action française avec laquelle «nous ne saurions avoir, comme officiers, aucune conception commune39.
Quant aux jugements concernant l'autre extrême de l'échiquier politique, ils se veulent encore plus clairs: la gauche suisse à la solde de Moscou exécute un plan mûrement réfléchi qui tend à noyauter l'armée. Jusqu'en 1939, la Revue militaire suisse, comme d'ailleurs la plupart des journaux et des partis «bourgeois», voit dans les grèves de 1918 une tentative de révolution bolchevique. L'anticommunisme tend parfois à fausser les raisonnements: ainsi, le colonel Lecomte prétend que «dans une guerre à venir, il n'y aurait rien de surprenant à ce que nous soyons attaqués par des armées russes, puisque cela est déjà arrivé en 179940
Depuis l'arrivée au pouvoir d'Hitler en 1933, le rédacteur en chef se montre très prudent; il ne publie aucune analyse sur la situation politico-militaire en Europe. Tout au plus se permet-on quelques discrètes allusions. Un bulletin bibliographique fournit l'occasion d'évoquer un livre qui traite de la propagande et de l'espionnage nazis41. L'officier doit s'habituer à lire entre les lignes, un exercice auquel le peuple suisse ne va pas tarder à s'initier! Au lieu de proclamer que les Etats totalitaires endoctrinent leurs citoyens, le colonel divisionnaire Frey écrit que "la Russie, l'Italie, l'Allemagne ont pris durement en mains l'éducation civique des jeunes gens des deux sexes (et même des parents)42."

L'influence de la France
Entre 1914 et 1923, l'influence prépondérante de la France s'explique par le «fossé» qui sépare les officiers romands et alémaniques. Seules les méthodes françaises permettraient d'améliorer le niveau d'instruction de notre armée, mais il y a malheureusement des instructeurs hypnotisés par l'Allemagne. Durant l'entre-deux-guerres, le prestige de l'armée et des chefs français provient incontestablement de la victoire de 1918. Le monde entier considère d'ailleurs la France comme la première puissance militaire terrestre, sans que l'on se rende compte de la profonde sclérose qui va provoquer la défaite de 1940. La Revue militaire suisse accorde aussi une très large place aux informations et aux textes venus d'outre-Jura, alors qu'elle délaisse un peu ce qui vient d'Allemagne ou d'Italie. Pour ne prendre qu'un exemple, signalons qu'entre 1936 et 1938 notre mensuel romand publie trente-trois articles d'auteurs français, ce qui représente presque le tiers des études parues durant cette période.
Le choix des correspondants apparaît pourtant judicieux, car le lecteur peut constater chez eux deux tendances opposées. Les «conservateurs» défendent les vues du haut commandement, en restent aux conceptions du premier conflit mondial, spécialement à la guerre des tranchées; «le perfectionnement des armements donne un avantage de plus en plus marqué à la défensive (...) et doit augmenter la tendance des armées terrestres à la stabilisation43.» Les «progressistes» manifestent surtout leur intérêt pour les nouvelles possibilités techniques et tactiques, tout en s'appuyant sur les expériences du passé. L'un d'eux n'affirme-t-il pas que «nous en étions encore en 1914 à la conception de la guerre franco-allemande. Dieu veuille qu'en 19.., ceux qui repartiront en campagne ne le fassent pas avec l'armée que nous avons connue à la date du 11 novembre 191844!» Autre remarque désabusée dans le numéro d'octobre 1929: «Les procédés qui nous ont fait battre les Allemands se sont cristallisés dans l'esprit de nos cadres45
Les divergences se retrouvent chez les auteurs suisses de la revue. En 1937, le lieutenant-colonel Montfort critique le manque de réalisme de notre règlement sur le service en campagne, dans lequel on prétend que notre terrain est en bonne partie impraticable aux chars, et il conclut: «À l'heure actuelle, l'ennemi le plus dangereux (...) pour notre infanterie, c'est le char et l'avion46 .» Le colonel Lecomte, dans une livraison ultérieure, se déclare opposé à une telle affirmation et il cite comme argument péremptoire I'Instruction sur l'emploi tactique des grandes unités, un règlement français daté du 12 août 1937. «La commission a estimé que les progrès d'ordre technique ne modifiaient pas sensiblement dans le domaine tactique les règles essentielles (...). Le corps de doctrine, fixé au lendemain de la victoire, devait demeurer la charte de l'emploi tactique des grandes unités47
Dans cette polémique, on pourrait également voir un conflit entre générations: le lieutenant-colonel Montfort a une quarantaine d'années, tandis que le colonel Lecomte, qui collabore à la Revue militaire suisse depuis 1886, est né en 1869. Il se révèle d'ailleurs bien meilleur stratège que tacticien.
Le colonel Léderrey, instructeur d'arrondissement de la 1ère division, se montre aussi très influencé par la pensée militaire française. Ses «Notes de tactique à l'usage des futurs capitaines», qui paraissent en 1937, reprennent les théories d'Ardant du Picq48 sur le choc et la victoire, conséquence d'un moral supérieur. Lorsqu'il parle de l'instruction de combat, ses procédés rappellent ceux que l'on utilise outre-Jura: «Les endroits déterminés pour l'arrivée du feu ennemi seront marqués sur le terrain, au moyen de repères quelconques (jalons peu apparents, ficelle, serpentins, traînée de sciure)49

Les efforts de prospective

Il faut plus que du génie pour deviner l'avenir, plus que du talent pour juger le présent, quand il est si facile de juger le passé.

Malgré tout, la Revue militaire suisse ne passe sous silence aucun des grands problèmes de prospective militaire qui se posent durant l'entre-deux-guerres, si bien que ses lecteurs attentifs n'auraient pas dû être surpris des tactiques et des matériels utilisés par les belligérants, au début de la Seconde Guerre mondiale.
En effet, notre mensuel romand insiste sur l'aviation et son développement technique, sur les théories du général Douhet50. Dans un conflit futur, les appareils, qui pourront engager des explosifs traditionnels et des moyens chimiques, dirigeront leurs coups non seulement contre les combattants, mais contre le pays tout entier51. Le capitaine Primault, futur grand chef de l'aviation suisse, annonce des bombardements massifs sur les villes. Il convient donc d'assurer la protection des civils. Selon S. de Stackelberg, il se peut même que «l'artillerie de l'avenir trouve dans la désintégration intra-atomique (...) un moyen de destruction vraiment apocalyptique52
La Revue militaire suisse commence par mettre en doute l'utilité et les possibilités des chars, peut-être, parce que l'armée suisse n'en possède pas et que les auteurs ne veulent pas décourager les officiers. Les études consacrées à la Première Guerre mondiale et certains essais plus récents vont mettre fin à cette incrédulité. Dès lors, les auteurs défendent la thèse du char, arme auxiliaire, qui sert à accompagner ou à appuyer l'infanterie, bien qu'ils comprennent le rôle que les blindés peuvent jouer dans l'exploration et les combats d'avant-garde.
Vers 1930, on commence à parler des théories de Liddel-Hart, de formations mécanisées qui devraient comprendre différents types de chars, de l'infanterie portée, de l'artillerie chenillée et qui opéreraient indépendamment de l'infanterie: «De telles formations joueront le rôle stratégique et tactique de l'ancienne cavalerie53.» Comme les hauts commandements accordent peu d'attention aux secteurs pauvres en routes et que les blindés ne sont pas liés aux axes comme les véhicules à pneus, un adversaire pourrait concentrer d'importantes forces mécanisées dans ces régions, créer un effet de surprise, et réussir la rupture du front ennemi ou son enveloppement54. Ne voit-on pas là l'idée qui présidera à la manoeuvre des Ardennes en 1940?
Le lieutenant-colonel Montfort souligne l'existence de divisions blindées en Allemagne où le char et l'avion tendent à devenir les armes principales55. Pourtant, l'article fondamental dans ce domaine est dû au général français Altmeyer, ancien professeur à l'École de guerre. Utilisant les travaux d'Einmansberger, de Liddel-Hart, de Guderian, il fait un tableau prophétique de la guerre-éclair. Son étude insiste sur le principe de la concentration des chars, sur le rythme obligatoirement élevé des opérations blindées et la nécessité de la collaboration interarmes dans le cadre des grandes unités mécanisées. Altmeyer souligne aussi l'efficacité de telles formations dans le combat retardateur et la défense. Celle-ci doit combiner la résistance statique de points d'appui échelonnés en profondeur et les ripostes des formations blindées, car le char reste en définitive la meilleure arme antichar. L'auteur montre enfin les similitudes qui existent entre la tactique de la guerre-éclair et les opérations navales56.
La Revue militaire suisse ne se contente pas de suivre l'évolution des doctrines d'engagement, elle tient à informer ses lecteurs sur les risques de conflit en Europe. Dès 1919, des études ou des chroniques soulignent que la guerre de 14-18 n'est pas «la der des der»; il existe un risque d'une revanche allemande. La République de Weimar pourra détourner les articles du traité de Versailles, parce que, avec le temps, la rigueur des Alliés va s'atténuer et que le contrôle des armements se révèle très difficile. «Les États issus du démembrement des grands empires russe et austro-hongrois seront-ils viables? (...) La France et l'Allemagne arriveront-elles à se réconcilier? N'y aura-t-il pas tôt ou tard, entre ces deux puissances, une nouvelle guerre, une guerre à vie et à mort57?
Les chroniques allemandes, qui font leur réapparition en 1923, souhaitent «une grande armée basée sur le service général et obligatoire58« et développent le mythe du coup de poignard dans le dos: en 1918, l'armée impériale pouvait remporter la victoire, mais le gouvernement a dû accepter les conditions humiliantes du Diktat de Versailles à cause des tentatives de révolution bolchevique dans le pays59.
Dès janvier 1934, on trouve des allusions au réarmement décidé par Hitler qui conçoit une guerre déclenchée par surprise et menée à un rythme très rapide60. Les tensions s'aggravant, la Revue militaire suisse explique les efforts de défense des petits États européens: Belgique, Hollande, Finlande et Tchécoslovaquie61. Plusieurs articles, parlent «d'un conflit qui pourrait éclater autour de la Suisse, des États voisins qui pourraient nous envahir». Le colonel Lecomte, pour sa part, ne pense pas qu'un adversaire attaquerait la Suisse d'entrée de jeu; le risque d'invasion serait beaucoup plus grand si les fronts se stabilisaient à nos frontières62.
Les possibilités de résistance et la mission de notre armée sont présentées d'une manière réaliste. La Suisse pratique une stratégie de dissuasion. En cas d'invasion, les moyens à disposition ne lui permettront pas de repousser seule les forces d'une grande puissance. La résistance de nos troupes donnera le temps au Gouvernement d'en appeler à une aide étrangère et la possibilité à ce corps expéditionnaire d'arriver sur place63. La Revue militaire suisse estime cette phase initiale à quatre semaines, sans tenir beaucoup compte des difficultés de notre terrain et des effectifs ennemis qu'il pourrait absorber. De telles considérations permettent de situer dans son contexte la décision de Rudolf Minger qui envoie le commandant de corps Guisan négocier un accord d'état-major avec l'armée française.

Bilan

Durant l'entre-deux-guerres, notre mensuel romand remplit sa mission principale, car il informe bien ses lecteurs et les tient au courant des différentes tendances de la pensée militaire européenne. Il explique l'évolution des armements, leur doctrine d'engagement et estime correctement les risques de guerre, sans pour autant peindre le diable sur la muraille dans l'unique but de justifier des accroissements du budget militaire.
En revanche, ses responsables semblent ne pas toujours comprendre les bases de la dissuasion, quand ils dévoilent, sans que la nécessité s'en fasse sentir, les faiblesses de notre défense nationale. Jusqu'en 1923, plusieurs de leurs positions en politique intérieure manquent de tolérance et d'objectivité. Par bonheur, la gravité du «fossé» ne correspond pas à ce que certains officiers romands en disent.
Ces quelques ombres mises à part, la Revue militaire suisse se révèle une publication d'un excellent niveau. Sa qualité s'explique peut-être par le danger qui ne cesse de planer sur son existence. En 1919, la Société suisse des officiers envisage pour la troisième fois de créer un périodique bilingue unique auquel tous les officiers seraient automatiquement abonnés. À cette occasion, le comité de la Revue militaire suisse se déclare persuadé «qu'une centralisation de nos journaux militaires ou une fusion constituerait une faute, en particulier à l'heure actuelle.» Le problème ne manquera pas de revenir sur le tapis!

H.W.

3.1. Perception de l'arme blindée en Suisse entre 1918 et 1939.

L'exemple de la «Revue militaire suisse»

Colonel Hervé de Weck

Entre 1918 et 1939, le développement des techniques provoque de profondes mutations dans l'art de la guerre. La fiabilité, les performances toujours plus élevées des moteurs permettent de concevoir la guerre éclair basée sur l'emploi combiné de l'arme blindée et de l'arme aérienne. En Suisse, on prend dans ce domaine un retard certain64.
Après la Première Guerre mondiale, de timides essais sont effectués avec 2 chars Renault FT; en 1934, achat en Grande Bretagne de 6 chars légers Vickers de 4 tonnes, attribués au bataillon de gendarmerie d'armée. L'organisation militaire de 1938 prévoit un détachement de 4 blindés dans les groupes d'exploration des 6 divisions de l'armée. Les autorités choisissent des chars légers Praga équipés d'un canon de 24 mm. L'occupation de la Tchécoslovaquie par Hitler, le 15 mars 1939, empêche de poursuivre ce programme d'armement. Au début de la Seconde Guerre mondiale, la Suisse ne possède donc que 25 de ces engins. Il faut attendre l'année 1949 pour que soient formées 12 compagnies de 10 chasseurs de chars G 13, des engins utilisés par la Wehrmacht sous le nom de Hetzer.
Les périodiques militaires n'auront pas le même contenu en Suisse ou dans un État centralisé comme la France où le commandement exercent un contrôle sur les textes publiés dans des périodiques militaires qu'il finance en grande partie et qui sont par conséquent des «porte paroles» officiels. En Suisse, la presse militaire appartient à des corporations de droit privé qui ne reçoivent pas de subventions des autorités. Tout en ayant l'obligation de se montrer loyaux et ne pas trahir de secrets militaires, éditeurs et rédactions n'ont aucun compte à rendre. Le système de milice implique que les officiers s'expriment librement.
La Revue militaire suisse, créée en 1856, appartient aux sociétés d'officiers de la Suisse romande, qui sont des associations privées. Son rédacteur en chef de 1896 à 1930, le colonel Feyler, est un officier de milice. Sous sa direction, la RMS se montre critique, parfois frondeuse vis à vis du gouvernement et du commandement. Le successeur de Feyler, le major EMG Masson (un officier de carrière), assume une double fonction: celle de chef du Service de renseignement de l'armée et de rédacteur en chef. La RMS garde pourtant son indépendance.
Si l'on admet qu'un périodique militaire fait un effort constant dans le domaine de la prospective et de l'anticipation, il devrait donner, durant l'entre deux guerres, une image correcte des techniques de combat, des doctrines qu'utiliseraient les grandes puissances européennes dans un conflit éventuel. La pensée militaire française, qui reste obnubilée par les méthodes qui ont permis la victoire de 1918, fait sentir son influence en Suisse française. Cette situation risque de fausser les informations que la RMS diffuse sur l'arme blindée?

1. Les auteurs suisses et l'arme blindée

Les auteurs suisses, qui collaborent à la Revue militaire suisse, souhaitent ils que l'armée helvétique acquière des blindés? Jusqu'en septembre 1939, ils n'émettent jamais une telle exigence. En revanche, ils insistent sur l'infériorité criante de l'armée suisse en artillerie, en aviation et en armes d'infanterie. Le canon antichar et ses caractéristiques techniques font l'objet de leurs réflexions dès 1924.
En octobre 1920, un officier de carrière ouvre le débat sur l'engagement des chars en exposant la doctrine enseignée dans les écoles françaises qu'il a fréquentées. Selon lui, l'emploi des chars légers et des chars de rupture apparaît impossible en Suisse, à cause du terrain «coupé et couvert à l'extrême».
Le général de corps d'armée Eduart Wildbolz (il a soixante dix ans), prend en octobre 1928 une position nette concernant le rôle des chars dans l'armée suisse. «La mécanisation tant prônée de la conduite de la guerre n'est pas, sur notre terrain difficile, sans inconvénients. Elle risque d'aller à fins contraires et d'alourdir l'action. Nous ne pourrons cependant guère nous dispenser de prendre des mesures de défense contre les chars d'assaut.» Dans les années 20, les réductions des budgets de l'armée, imposées par les politiciens, mettent en cause le principe même du service obligatoire et d'une instruction efficace. Comment, dans de telles conditions, envisager l'acquisition de blindés? C'est peut être pour ne pas décourager leurs lecteurs, en principe des officiers, qu'un capitaine et un commandant de corps concluent à l'inutilité du tank dans le terrain suisse. Mais il y a aussi la méfiance face aux technologies nouvelles...
En janvier 1929, le colonel du génie Henri Lecomte, âgé d'une soixantaine d'années, évoque les caractéristiques d'un conflit éventuel en Europe; il reste rivé à la doctrine du char subordonné à l'infanterie. «D'aucuns prédisent la mort, ou si l'on préfère la mécanisation de l'infanterie et de la cavalerie. (...) Sans vouloir nier le rôle que les chars pourront jouer dans la guerre future, je crois qu'il serait faux de l'exagérer. Leurs succès, dans la dernière partie de la guerre mondiale, ont été dus, en très grande partie, à l'effet de surprise sur des terrains appropriés. Lorsqu'on y regarde d'un peu plus près, le succès a été en général médiocre (...) contre un ennemi averti. D'ailleurs, on ne peut guère se représenter la conduite de masses de chars agissant pour leur propre compte, sans infanterie. (...) Je suis donc persuadé que l'hystérie du char atteindra bientôt son point mort, et je crois encore moins au char lourd qu'au char léger. (...) Les chars, ni trop légers ni trop lourds, pourront certes rendre, dans des circonstances favorables, de grands services comme engins d'assaut et d'accompagnement d'infanterie (...). ils ne supplanteront (...) ni l'artillerie dont ils n'auront jamais la puissance, ni la cavalerie dont ils n'auront pas la mobilité.» Et en Suisse, on n'a pas les vastes plaines de France, d'Allemagne ou d'Union soviétique!
À la fin des années 20, le capitaine EMG Gustav Däniker, pressentant le Blitzkrieg, précise que la tendance est de grouper les chars en formations autonomes motorisées. Un ingénieur voit le char comme un soutien de l'infanterie au profit de laquelle il détruit les points d'appui ennemis, les nids de mitrailleuses et les réseaux de barbelés, mais il admet qu'il existe des blindés «se prêtant peu ou pas au mariage et sont voués au célibat». Par conséquent, des «groupes cuirassés motorisés possédant les caractéristiques des trois armes principales (infanterie, artillerie, cavalerie) peuvent précéder les fantassins, combattre d'autres chars, explorer, occuper des secteurs clés, créant ainsi des conditions favorables aux opérations de l'infanterie». Le lieutenant colonel EMG Marcel Montfort, futur rédacteur en chef de la Revue militaire suisse, critique le manque de réalisme du règlement suisse sur le service en campagne, lequel prétend que notre terrain est en bonne partie impraticable aux chars: «À l'heure actuelle, l'ennemi le plus dangereux (...) pour notre infanterie, c'est le char et l'avion.» Des divisions motorisées et blindées existent, si bien que rien ne permet d'exclure qu'un envahisseur en engage 400 ou 500 contre la Suisse. Montfort semble le seul collaborateur de la RMS qui ait lu des auteurs comme Eimannsberger.

2. Les auteurs français véhiculent ils les thèses officielles?

 

Durant l'entre deux guerres, le prestige de l'armée et des chefs militaires français s'explique par la victoire de 1918. Le monde entier considère la France comme la première puissance militaire terrestre, sans que l'on se rende compte de la profonde sclérose de son haut commandement. La Revue militaire suisse accorde une très large place aux informations venues d'outre Jura, alors qu'elle néglige ce qui vient d'Allemagne et d'Italie.
Parmi ces officiers français qui traitent de l'arme blindée, les «conservateurs» privilégient la subordination des chars à l'infanterie. Un chroniqueur français anonyme présente en mars 1922 les chars comme «un simple expédient, un auxiliaire nécessaire de l'infanterie lui permettant d'avoir raison de certains obstacles».
Même son de cloche à propos des grandes manoeuvres de 1925 en Grande Bretagne: les deux armées qui s'affrontent disposent chacune d'un bataillon de chars. Lors d'une opération à double action, l'une des formations, comprenant deux bataillons d'infanterie, une batterie d'artillerie et quatre chars blindés, les fait charger comme «la cavalerie du vieux temps» et crève la ligne ennemie. L'adversaire couvre son repli par une contre attaque de ses quatre engins! «La tendance paraît être d'employer les chars par petites unités, en liaison intime avec l'infanterie et de profiter de leur mobilité pour des actions offensives courtes mais décisives.»
Un chroniqueur français, toujours anonyme, précise que «le char de combat qui apparaissait, il y a dix ans, comme l'arme moderne par excellence, semble à présent avoir un peu perdu de l'engouement qu'il avait alors suscité. Toutes les unités de chars font maintenant partie des réserves générales à disposition du commandant en chef. Il est prévu de les subordonner aux armées. «En général, on dote d'un régiment de chars légers une division d'infanterie chargée de l'effort principal dans l'attaque d'une position organisée en profondeur. (...) À l'intérieur de la division, le front d'une section de chars en bataille est sensiblement égal au front d'attaque d'une compagnie» d'infanterie; une compagnie de chars appuie un bataillon d'infanterie. Les secteurs moyennement couverts et compartimentés conviennent particulièrement bien à l'intervention des blindés, qui nécessite toujours des reconnaissances poussées.
La plupart de ces chroniqueurs anonymes apparaissent comme les porte paroles officieux du commandement français. Si, dans leur pays, des visionnaires comme le général Estienne ou le colonel de Gaulle ne parviennent pas à se faire entendre et ont parfois du mal à publier, des officiers, qui ne sont pas dans la ligne officielle, s'expriment librement dans la Revue militaire suisse.
Le chroniqueur français anonyme, qui écrit en novembre 1921, ne se montre pas conservateur: «(...) nous en étions encore en 1914 à la conception de la guerre franco allemande. Dieu veuille qu'en 19.., ceux qui repartiront en campagne ne le fassent pas avec l'armée que nous avons connue à la date du 11 novembre 1918!» Même antienne en novembre 1929: «Les procédés qui nous ont fait battre les Allemands se sont cristallisés dans l'esprit de nos cadres (...).»
Depuis le début des années 30, on rencontre dans la Revue militaire suisse des signatures d'officiers supérieurs et de généraux français, dont celles de Clément Grandcourt et de Duffour qui a commandé l'Ecole supérieure de guerre et qui passe dans son pays pour «un grand cerveau militaire». Ces deux généraux, tous les deux bons alpinistes, entretiennent des relations confidentielles avec Henri Guisan, le futur commandant en chef suisse. Clément Grandcourt, qui publie dans la RMS depuis décembre 1921, n'apparaît pas très progressiste dans le domaine des blindés.
«Les transformations de la guerre sont exclusivement déterminées, selon le général Gaston Duffour, par celles de l'armement et de la machinerie; on peut n'avoir égard qu'aux instruments de combat actuels, et demander au seul examen de leurs procédés d'emploi des lumières sur la guerre future.» Après 1918, l'état major britannique a mécanisé une partie importante de ses forces métropolitaines. Le moteur à explosion, la chenille et le blindage permettent de miser sur l'offensive, à condition de disposer de grandes unités mécaniques, «formant chacune un système complet d'engins blindés tous terrains, avec ses organes de reconnaissance et de sûreté, ses forces de combat et de choc, ses machines de transmission.» Elles sont devenues l'argument décisif de la bataille; maniées avec adresse et audace, elles donneront sûrement le coup de grâce à l'adversaire.

Dès 1936, bien qu'il ne parle par expressément d'un fer de lance blindé, le général Niessel met en évidence les raisons qui amèneront la surprise stratégique dans les Ardennes en mai 1940. «La valeur tactique des secteurs dépourvus de moyens routiers est faible par rapport à celle de ceux qui en sont bien munis. (...) si on réussit à y concentrer des forces importantes (...) grâce aux engins motorisés tous terrains, il devient facile d'y obtenir un effet de surprise (...) et de produire la rupture du front ennemi ou son enveloppement.»
La Revue militaire suisse publie, au début de l'année 1937, un texte fondamental concernant la guerre mécanisée, alors qu'en Allemagne, 3 Panzerdivisionen sont sur pied depuis 1935. Le général français René Altmayer exploite les travaux de Fuller, de Liddell Hart, du général autrichien Eimannsberger, ceux tout récents du général Guderian; il dresse un tableau prophétique de la guerre éclair dans laquelle les divisions et les corps blindés, les grandes unités motorisées reçoivent des missions opératives distinctes. Il insiste sur le principe de la concentration des chars, le rythme obligatoirement élevé des opérations blindées, l'indispensable collaboration interarmes dans le cadre de grandes unités mécanisées. Altmayer souligne encore l'efficacité de telles formations dans le combat retardateur, même la défense qui doit combiner la résistance statique de points d'appui échelonnés en profondeur et les ripostes des formations blindées. Le char apparaît en effet comme la meilleure arme antichar. Altmayer montre les similitudes qui existent entre la guerre mécanisée et les opérations navales.
Pourquoi des généraux français, tournés vers l'avenir, ouverts au progrès, mais dont la pensée ne correspond pas à la doctrine officielle dans leur pays, s'expriment ils dans un périodique militaire suisse? Vraisemblablement à cause du manque d'indépendance des périodiques militaires français. Le maréchal Juin, dans Trois siècles d'obéissance militaire, écrit en effet: «Pour avoir, sur l'emploi des chars, professé des idées non conformes à celles du Conseil supérieur de la guerre, le général Hering s'était fait rabrouer. On lui interdit bientôt les colonnes de l'officielle Revue militaire française.» Il ne semble pas que, dans leurs rapports, les attachés militaires français à Berne parlent de leurs compatriotes qui écrivent dans la RMS, bien que ceux ci semblent très bien notés par leurs supérieurs.
Entre 1926 et 1939, c'est le général Jean Gabriel Rouquerol qui, avec une trentaine d'articles, apparaît comme le plus fidèle collaborateur étranger de la Revue militaire suisse. Son attitude à la fois conservatrice et ouverte à certains aspects du progrès apparaît très significative des relations entre le commandement français et la Suisse romande.
Un de ses supérieurs dit de lui qu'»il se montre à la fois mousquetaire et bénédictin». Quoi qu'il en soit, Rouquerol est un auteur connu en France et à l'étranger. Entre 1930 et 1937, son appréciation de l'arme blindée évolue. Avant l'arrivée d'Hitler au pouvoir, il soutient que le «perfectionnement de l'armement donne un avantage de plus en plus marqué à la défensive (...) et doit augmenter la tendance des armées terrestres à la stabilisation.» Dès janvier 1934, il annonce qu'une nouvelle doctrine naît en Allemagne nazie. L'effort de motorisation qui s'y développe laisse prévoir «une extrême mobilité de corps considérables. (...) De puissantes escadres aériennes viendraient, par surprise, survoler un territoire choisi, détruire ses richesses et ruiner ses défenses. Des troupes motorisées suivraient sans retard l'action aérienne pour en exploiter les résultats avant que les survivants aient retrouvé leur sang froid et se soient regroupés.»



6. Conclusions
Un proche du général Guisan, le major EMG Bernard Barbey, dans des «Commentaires sur la guerre actuelle», qui paraissent depuis septembre 1939, souligne le succès en Pologne de la doctrine allemande, élaborée dès 1934, concernant l'emploi des grandes unités mécaniques, la puissance de feu et de choc des divisions blindées qui opèrent en liaison étroite avec l'aviation. En cas d'invasion de la Suisse, il faudra tenir compte de la campagne de Pologne, bien que notre terrain ne se prête pas aux manoeuvres de la plaine polonaise.

Alors que la Seconde Guerre mondiale vient de débuter, que dire de la manière dont la Revue militaire suisse a traité le problème de l'arme blindée et de son engagement? Chez ses collaborateurs suisses, l'âge semble une cause essentielle de conservatisme; les plus jeunes proposent des solutions dont l'efficacité sera patente en mai 1940. Conservateurs et novateurs n'ont pas attendu les interventions «massives» de leurs camarades français pour exprimer leurs convictions. En revanche, aucun, qu'il soit officier de carrière ou de milice, ne demande que l'on crée une arme blindée en Suisse.

Du côté des collaborateurs français, les chroniqueurs anonymes, peut être des officiers encore en activité, considèrent le char surtout comme un appui de l'infanterie, alors que ceux qui signent leurs textes dévoilent l'avenir de l'arme blindée d'une manière étonnamment réaliste.
Malgré l'ouverture d'esprit de certaines de ses têtes pensantes et la clairvoyance de «prophètes» nationaux et étrangers qui collaborent à la Revue militaire suisse, l'armée helvétique n'aligne que 24 chars légers Praga au début de la Seconde Guerre mondiale. En revanche, ses nombreux canons antichars percent pratiquement tous les blindages existants en Europe à ce moment là. Quel a donc été l'impact de la presse militaire et de son effort de prospective ? Comme en Belgique, y a t il eu des préjugés contre les chars de combat, préjugés justifiés par le prétexte que l'armée est essentiellement défensive ? N'y a t il pas eu absence de volonté politique, par conséquent manque de crédits pour créer une arme blindée ? Et la presse militaire n'y a rien pu...

H.W.

4. Pendant la Seconde Guerre mondiale

Si les «Chroniques suisses» ont été le fil rouge des livraisons durant la guerre de 1914-1918, les parutions qui s'échelonnent entre 1940 et 1945 s'articulent autour de la rubrique «Commentaires sur la guerre actuelle». En dépit de ses absorbantes fonctions de chef du Service de renseignements, le colonel-brigadier Masson conserve la direction de la revue et lui assure des collaborations de valeur.

1939

La lecture des numéros de l'été 1939 frappe par la quasi totale absence d'appréciations sur l'éventualité ou l'imminence d'un conflit. Dès septembre, en revanche, l'actualité est serrée de près, moins dans l'idée de raconter que dans celle de tirer des enseignements ou d'expliquer. Dans la première phase du conflit, on peut déjà constater que les principaux pronostics ont été déjoués, puisque l'on partait de l'idée que la guerre commencerait sous la forme de vastes offensives aériennes propres à paralyser l'adversaire dans ses opérations de mobilisation déjà. Or, aussi bien en France qu'en Angleterre et en Allemagne, la mobilisation s'est déroulée sans accroc, selon les plans dressés et l'horaire prévu dès le temps de paix.
Outre les commentaires consacrés au conflit, la RMS offre d'autres rubriques. La plus importante en volume, les «Généralités», est aussi la plus diverse. «Sommes-nous capables de nous défendre?» est le titre d'un article du major EMG Robert Rrick. Riche d'enseignements est aussi la revue de la presse étrangère. Toujours dans un souci didactique, on examine l'état des armées, on tente de tirer les enseignements de la guerre d'Espagne. Sous le titre «Noël sous les armes», le numéro de décembre propose un premier bilan intermédiaire. Le ton est grave, mais serein.

1940
Deux rubriques marquent les livraisons de l'an quarante: les «Généralités» et les «Commentaires sur la guerre actuelle». Ces derniers s'étoffent de numéro en numéro. Les «Généralités» comprennent plusieurs articles sur le maintien d'une bonne santé de la troupe et sur la discipline: ce sont les premières leçons à tirer d'une vie en commun de longue durée et dans des conditions climatiques et d'hygiène difficiles. Ce ne sont plus 13 semaines en caserne ou 3 sous tente: ce sont 4 mois à l'extérieur pour quelques jours à la maison.

Dans le numéro d'avril, le major EMG Rochat apporte son témoignage sur les troupes frontière. Si, au départ, l'on pouvait s'interroger sur ce mélange des trois classes de l'armée, les troupes frontière semblent avoir acquis leurs lettres de noblesse. Encore que tout ne soit pas parfait. Le maintien du secret, en 1940, s'oppose à des propositions trop concrètes, mais il y aurait lieu de pourvoir à un renforcement dans le domaine du génie d'une part, dans celui des transports (hippomobiles) de l'autre.
Relevons, toujours dans la livraison d'avril, une «Chronique étrangère». Depuis plusieurs mois, la RMS avait dû renoncer à en publier. Elles reprennent avec un article du commandant de la Vllle armée allemande, le général Blaskovitz: «La prise de Varsovie», précédé d'une note de la rédaction: «La guerre se prolonge, et il ne nous paraîtrait ni juste ni honnête de priver plus longtemps nos lecteurs de la collaboration de tels observateurs étrangers, de telles personnalités belligérantes dont le témoignage peut nous suggérer des réflexions intéressantes et nous apporter des enseignements précieux. Ainsi, selon le devoir de neutralité qui nous incombe, les articles de représentants de diverses nations belligérantes se succéderont sous cette rubrique où leurs textes formeront une collection de documents pour contribuer à l'histoire de la guerre65

Les "Commentaires sur la guerre actuelle" mettent l'accent sur la mobilité, sur la puissance de feu ainsi que sur les parties de campagne se déroulant dans un terrain comparable au nôtre. L'objectif didactique de la rédaction est évident.

1941 Janvier s'ouvre sur une information de la rédaction qui voue tous ses efforts à permettre la parution de la Revue. La répartition des matières tend à laisser la première place aux sujets d'actualité. La principale étude de grande envergure qui paraît cette année-là est due à la plume du capitaine Eddy Bauer: "Réflexions sur la campagne de France".Dès le début des hostilités germano-russes, Staline avait ordonné des actions sur les arrières des forces allemandes. De fait, on assiste à un développement d'une forme de combat déjà connue mais qui n'avait encore que peu d'ampleur: la guérilla. Les «Commentaires sur la guerre actuelle» du mois d'octobre y sont consacrés: «Les Russes semblent en ce moment spécialisés dans ce genre de guerre qui, notons-le, est en parfaite harmonie avec l'action révolutionnaire: embuscades, combats de rue, sabotages, etc. S'appuyant en outre sur une population fanatisée, cela explique dans une large mesure certains succès dans ce domaine. Maison après maison, rue après rue, les partisans ont tenu Minsk, Smolensk, Kischinew, Gomel, etc., pendant que les gros Russes se retiraient. (...) En lisant la presse allemande, on est frappé de l'ampleur de cette guerre qui semble avoir déjà fait un nombre incalculable de victimes66

1942
Il ne se passe plus grand-chose en Europe occidentale sur le plan militaire. Aussi la Revue militaire suisse met-elle l'accent sur la guerre au Moyen-Orient, en Extrême-Orient et en URSS. Libye, Birmanie, Indes, Madagascar sont tour à tour les sujets évoqués, parfois dans plusieurs numéros de suite. La situation de l'armée allemande en Russie est analysée dans plusieurs chroniques. On retient en particulier que «l'effet de surprise causé par les troupes blindées et l'aviation est passé. Comme nous l'avons vu précédemment, la période de la guerre-éclair semble terminée: chaque bond de l'offensive allemande doit être minutieusement préparé67.» D'ailleurs, après une année de guerre à l'Est, les «Commentaires» de juillet sont pour l'essentiel consacrés à faire le point sur cette opération qui s'enlise. «Après une année de guerre à l'Est, on peut résumer la situation ainsi: Il s'agit maintenant d'une course de vitesse entre la production industrielle anglo-saxonne en faveur de la Russie et la décision militaire recherchée par l'Allemagne avant que cette production n'atteigne son maximum. Si cette décision intervient cette année, toute la gigantesque production prévue pour 1943 arrivera trop tard; dans le cas contraire, c'est la guerre d'usure avec tous ses aléas qui commencera68

1943
Les principaux collaborateurs de la Revue militaire suisse ont nom Eddy Bauer, Marcel Montfort et Daniel Nicolas. Ils étoffent, en particulier, la rubrique des «Généralités» de contributions de genres fort divers mais dont tout lecteur peut immédiatement tirer profit dans son activité de chef militaire. Autre collaborateur extrêmement régulier, le colonel Henri Lecomte qui, bien qu'âgé de soixante-treize ans, ne cesse de faire bénéficier la revue de ses contributions, notamment dans le domaine du génie, son arme.

Les «Commentaires sur la guerre actuelle» s'étoffent encore. On y voit, en particulier, apparaître les premières réflexions sur les causes des échecs allemands et sur l'évolution possible du conflit. «On ne peut s'empêcher de vouloir comprendre le pourquoi des revers (allemands) actuels, car nous ne pouvons pas admettre que la situation d'aujourd'hui découle uniquement d'une supériorité en hommes et en matériel du côté russe. Les échecs allemands ont une cause plus profonde69.» Le chroniqueur évoque tour à tour la grande audace stratégique du chancelier Hitler et la sous-estimation, par ce même Hitler, des capacités stratégiques de son adversaire qui le contraint à s'enliser.

1944
La chronique des opérations de guerre reste au premier plan, étoffée de cartes. Dirigés pendant plus de deux ans vers l'Est, les regards se tournent à nouveau vers l'Europe occidentale, attirés par les deux opérations de débarquement de Provence et de Normandie. Le chroniqueur fait un sort aux fausses nouvelles qui se répandent en grand nombre. «Avec le développement des opérations, nous assistons à un nouvel envol de «canards». Il y en a de toute taille70!» C'est particulièrement l'annonce anticipée de la prise de villes qui est ici en cause. Il y a à craindre que des mouvements d'insurrection libératrice ne partent trop tôt sur la foi de ces informations et que ces mouvements ne soient ensuite réprimés par l'occupant avec la dernière sauvagerie. La RMS reconnaît l'objectivité des communiqués officiels anglo-américains. Ce sont bien davantage les correspondants de presse qui sont en cause, et les écarts entre l'information et la réalité sont parfois importants; ainsi, l'arrivée des Américains à la frontière genevoise eut lieu trois jours seulement après son annonce dans la presse...
La livraison d'octobre comporte un hommage de la rédaction au général Guisan à l'occasion de son soixante-dixième anniversaire: «Respectueux de l'autorité du Gouvernement, mais connaissant à fond sa mission, ses compétences et ses responsabilités, le général Guisan poursuit, au jour le jour, son travail, visitant ses troupes, étudiant ses dossiers. Son autorité de chef et son prestige ont gagné l'ensemble du pays, car l'armée c'est le peuple! On est heureux de sentir que le destin militaire de la patrie suisse demeure entre de telles mains, que depuis cinq ans la consigne n'a pas varié71

1945
Dans la phase finale d'un conflit dont l'issue ne fait plus guère de doute, les commentaires sur la guerre cèdent la préséance à une nouvelle rubrique: «Commentaires sur les événements». Prenant du recul, envisageant les faits dans leur globalité et en profondeur, le chroniqueur régulier, d'autres occasionnels, jettent un regard sur l'après-guerre. Les uns et les autres décèlent les difficultés de la période, tant sur le plan intérieur (principalement militaire) que sur le plan international où les cartes sont redistribuées et où l'on s'apprête à compter avec la formidable puissance de l'Union soviétique qui s'est révélée depuis 1942.
La ligne de démarcation - qui reste à fixer définitivement - sera plus que cela: elle séparera deux mondes. Et puis «la Pologne, la Bulgarie, la Roumanie, la Finlande, la Hongrie, la Yougoslavie, la Tchécoslovaquie, tous les États baltes, l'Autriche et une grande partie de l'Allemagne sont occupés par l'URSS ou agissent selon ses ordres. On se représente facilement le supplément de puissance qu'ils apportent à la Russie, car il ne fait aucun doute qu'elle saura en tirer le rendement maximum et qu'ils constitueront pour elle une couverture militaire complète72.» La Revue militaire suisse se montre préoccupée par l'évolution des rapports entre les deux blocs d'États.
Quant à l'avenir de l'armée suisse, il donne déjà lieu à des mises en garde: «L'avenir de notre armée pose un certain nombre de graves problèmes qu'il est encore trop tôt d'examiner ici en détails. La Suisse a bien failli payer de son existence le fait de n'avoir pas suivi, après 1918, les conseils donnés par le général Wille. La question qui se pose maintenant est de savoir si elle aura, au contraire, le courage de suivre demain ceux que le général Guisan ne manquera certainement pas de lui adresser avec la même franchise73
Si les conditions d'édition de la Revue, durant ces années de guerre, ont été rendues difficiles, en raison des occupations militaires de son directeur d'une part, mais en raison aussi de la prudence qu'il fallait observer dans la situation stratégique qui fut celle de la Suisse de 1940 à 1944, la lecture des différents numéros n'en laisse rien paraître. L'histoire pondérée de la guerre s'y trouve remarquablement exposée, sobrement commentée. Ces volumes demeurent aujourd'hui un document historique d'une incontestable valeur.

5. Dans la période d'après-guerre

Durant son premier centenaire, l'une des caractéristiques de la Revue militaire suisse aura sans doute été la stabilité rédactionnelle, puisque seuls trois rédacteurs en chef (directeur, disait-on alors) se sont succédé entre 1856 et 1967. Il ne faudra pas attendre treize ans pour voir les trois responsables suivants à la tête de la Revue: le divisionnaire Marcel Montfort, décédé en juin 1971, puis son fils, le divisionnaire Michel-H. Montfort, que ses fonctions militaires ont contraint à passer la main à la fin 1978, au colonel EMG Paul Ducotterd.
À lire la RMS depuis la fin de la guerre, on constate aussi une évolution dans le genre des articles publiés. Tout d'abord, poursuivant sur la lancée de la période 1939-1945, c'est l'exploitation des expériences de guerre par des auteurs aussi bien suisses qu'étrangers, français principalement.
Les auteurs suisses, comme jusqu'ici très divers, tant par leurs grades que leurs armes, officiers de milice et instructeurs, se penchent sur des problèmes d'instruction et des questions de technique de combat. La création, avec l'Organisation des troupes 61, des divisions mécanisées, vaut à la RMS la collaboration de nombreux officiers sur le thème de l'engagement des chars.
Dans presque chaque numéro, le divisionnaire Marcel Montfort assure la revue d'une collaboration, en faisant le point de la situation stratégique dans sa rubrique "À l'OTAN, quoi de nouveau?" Mais les "Rubriques", à proprement parler, ne jouent plus le rôle et n'ont plus la fréquence qui étaient les leurs auparavant. Avec la disparition du divisionnaire Montfort et celle de Roland Ramseyer, qui tenait, quant à lui, une "Chronique du tir", on peut dire que les rubriques ont disparu, sous réserve de la "Revue des revues" qui paraît encore régulièrement. La rédaction a bien tenté de réintroduire des chroniques régulières. La tentative a été difficile, aussi longtemps que des "chefs de rubrique" ne se mettent pas à disposition. Cela valait, en particulier, pour les problèmes d'instruction ou de conduite de la troupe dont chaque numéro de la RMS aurait dû être, par un article au moins, le reflet.
Parallèlement à l'évolution rédactionnelle, la Revue militaire suisse devait connaître un profond changement de structures. Nous lisons l'éditorial suivant dans le numéro de janvier 1969: "À la mort du colonel-brigadier Masson, survenue en automne 1967, la Revue militaire suisse s'est trouvée en butte à de graves problèmes rédactionnels et financiers. Grâce au dévouement du colonel- divisionnaire Montfort et à la bienveillance de l'éditeur, la publication de la Revue a pu cependant être maintenue."
"À la suite de la cession de la Revue militaire suisse par son propriétaire, les Imprimeries Réunies S.A., à Lausanne, à la Société suisse des officiers, les sections et groupements régionaux de langue française ont décidé d'en reprendre, à leur compte, l'édition et la publication. À cet effet, les représentants des sections de Berne, Fribourg, Vaud, Valais, Neuchâtel et Genève de la SSO ont fondé, à Lausanne, le 14 décembre 1968, l'Association de la Revue militaire suisse. Les officiers romands deviennent ainsi propriétaires et éditeurs de la Revue militaire suisse. Il faut espérer qu'ils auront à coeur son développement et sa prospérité. Et à ces préoccupations d'ordre pratique, ils sauront ajouter, nous en sommes certains, la responsabilité d'un passé de 114 ans."
Le premier président de la nouvelle ARMS est le colonel EMG André Petitpierre, à qui incombe la lourde mission de mettre sur pied l'Association et de procéder à la première appréciation de situation qui permettra de définir une ligne de conduite. En première urgence, il s'agit, la rédaction et l'impression étant pour l'heure assurées, de trouver les moyens financiers propres à compléter l'apport trop restreint des abonnements. Les sections romandes de la SSO participent ainsi (et c'est encore le cas aujourd'hui) au financement de la RMS . La Revue bénéficie, en outre, de subsides de la SSO.

 

Lors de son assemblée générale tenue le 25 juin 1975 à Lausanne, l'Association de la RMS se dote d'un nouveau président en la personne du divisionnaire Denis Borel, suppléant du directeur de l'Office central de la défense. Il devait poursuivre sur la lancée et mener débats et négociations sur un certain nombre de sujets dont le moindre n'aura sans doute pas été la "RMS pour tous". À l'instar de ce qu'avait entrepris l'Allgemeine Schweizerische Militärzeitschrift en Suisse allemande, d'aucuns auraient souhaité que l'abonnement à la RMS fût obligatoire pour tout membre romand de la Société suisse des officiers. À plusieurs reprises, le sujet est revenu sur le tapis; ce fut à chaque fois un échec. En ces occasions, l'art de la diplomatie pratiqué par le président a permis d'éviter les conflits et autorisa une conduite sereine des négociations.

Accédant à la retraite, le divisionnaire Borel décida de démissionner de son poste. Lors de l'assemblée générale tenue le 8 mai 1980, un successeur lui fut désigné en la personne du colonel EMG Louis Pittet, de Genève, auquel succéderont le divisionnaire Philippe Zeller, puis le divisionnaire André Liaudat.
Les diverses mises en pages, les différentes jaquettes, les différents formats de la Revue militaire suisse ces dernières décennies représentent autant d'étapes d'une recherche qui, depuis le premier numéro de 1991, a abouti à la forme illustrée actuelle. Souhaitons que cet effort de présentation, voulue toujours plus vivante, jointe à un effort rédactionnel pour publier des articles qui intéressent les jeunes officiers, permette à la Revue militaire suisse de passer sans trop de risques la "zone de tempêtes" qui s'annonce avec le passage à l'Armée XXI.

1 RMS 1856, p. 1.

2 Lettre du 26.5.1856, RMS 1856, p. 33.

3 RMS 1857, p. 1.

4 RMS 1864, p. 418.

5 RMS 1871, p. 55.

6 Ibidem.

7 RMS décembre 1881.

8 RMS 1889, p.761.

9 RMS 1895, p. 572.

10 RMS 1895, p. 451.

11 RMS 1907, p. 307.

12 RMS 1907, p. 787.

13 RMS 1914, p. 154.

14 RMS 1914, p. 427.

15 RMS décembre 1914, p. 723.

16 RMS août 1914.

17 RMS juin et juillet 1915, pp. 241 ss et 289 ss.

18 RMS juin 1915, pp. 260-261.

19 RMS décembre 1915, p. 531.

20 Préface du supplément, La guerre européenne: avant-propos stratégiques.

21 RMS février 1916, pp. 63-64.

22 RMS décembre 1916, p. 685.

23 RMS mai 1917, p. 248.

24 RMS août 1917, p. 349.

25 E. Régnier: «L'armée et la crise intérieure. 1914-1919", novembre 1923.

26 «Les deux mobs», novembre 1938.

27 «Chronique suisse», août 1918.

28 «Chronique suisse», octobre 1919.

29 «La Suisse stratégique dans la société des Nations», mars-avril 1921.

30 «Le haut commandement dans l'armée suisse», juillet 1926.

31 «Chronique suisse» octobre 1918. Même affirmation en septembre 1930 et avril 1937.

32 Col Lecomte: «La réforme du haut commandement», octobre 1936.

33 «Chronique suisse», mars 1936. Même idée chez Feyler, «Réforme du haut commandement», juillet 1923; chez Lecomte, «La réforme du haut commandement», octobre 1936; SSO: «Une solution au problème du haut commandement», avril 1938; «Informations», décembre 1938.

34 Col Feyler: «Chronique suisse», mai 1919.

35 «Chronique suisse», juin, juillet 1918.

36 «Maintien ou suppression du service obligatoire», mars 1919.

37 «Chronique suisse», février 1921.

38 Plt A.S.: «L'armée et les fronts», novembre 1934.

39 «Chronique suisse», octobre 1936.

40 «La défense de la Suisse à travers les âges», août 1937.

41 Octobre 1936; il s'agit du livre intitulé Le filet brun. Paris, Nouvelle revue critique, 1936.

42 «Tu seras citoyen!», novembre 1936.

43 Général J. Rouquerol: «L'avenir de l'infanterie», mars 1930.

44 «Chronique française», novembre 1921.

45 «Chronique française», novembre 1929.

46 «La défense d'après le S.C. 1927... en 1937", janvier 1937.

47 «Quelques considérations sur le combat défensif», juillet 1937.

48 Le colonel Ardant du Picq, né en 1821, participe à la guerre de Crimée et aux campagnes coloniales de la France. Il meurt au combat en 1870. Il est le père spirituel de la doctrine française de l'offensive à outrance.

49 «Exercices et manoeuvres», avril 1935.

50 Le général Douhet pense que, dans une guerre future, l'armée de l'air serait capable, à elle seule, d'exercer une action décisive et de remporter la victoire.

51 «Chronique suisse», mars 1922. R.-A. Jaques, cap Primault, «Aviation et guerre chimique» mai 1923.

52 «La guerre aéro-chimique», août 1929.

53 S. de Stackelberg: «La guerre des moteurs», octobre, novembre, décembre 1931.

54 «Opinions italiennes», octobre 1936.

55 «La défense d'après le S.C. 1927... en 1937", janvier 1937.

56 «Problèmes de motorisation militaire», février, mars 1937.

57 Col Lecomte: «L'avenir de notre armée», juillet 1922.

58 «Chronique allemande», novembre 1923.

59 «Chronique allemande», septembre 1926.

60 Général J. Rouquerol: «L'instruction sur le tir de l'artillerie», janvier 1934.

61 «Informations», juin 1936.

62 «Armée offensive ou défensive», août 1938.

63 «Le fondement stratégique de notre réforme militaire», août 1922.

64 Il s'agit de la version orale d'une communication présentée au XIXe Colloque de la Commission internationale d'histoire militaire (Istanbul juillet 1993). La version écrite est publiée dans les Actes du colloque.

65 RMS, avril 1940, p. 167.

66 RMS, octobre 1941, p. 528.

67 RMS, juin 1942, p. 255.

68 RMS, juillet 1942, p. 299.

69 RMS, février 1943, p. 78.

70 RMS, septembre 1944, p. 471.

71 RMS, octobre 1944, p. 492.

72 RMS, mai 1945, p. 245.

73 RMS, juillet 1945, p. 305.

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