Le XVIe symposium du Centre d'histoire et de prospective militaires (CHPM) s'est déroulé les 12 et 13 février 2010 au Centre Général Guisan à Pully sous le titre « Choc, feu, manœuvre et incertitude dans la guerre ».
Ces deux journées de réflexions et d'échange étaient donc placées sous le signe des travaux du colonel EMG Daniel Reichel, fondateur du CHPM, dont les écrits ont permis d'identifier ces éléments essentiels du combat et de la force armée. Elles ont permis un tour d'horizon particulièrement large, de l'Antiquité à nos jours, en présence d'historiens et de penseurs renommés.
Pendant le symposium a également eu lieu l'assemblée générale du CHPM, qui pour la dernière fois a été présidée par le brigadier Michel Chabloz, lequel met ainsi un terme à 25 années d'activités au sein du Centre. Il passe le flambeau au brigadier Daniel Berger, actuel commandant de la brigade blindée 1.
Les dix-huit communications présentées à l'occasion de ce symposium sont résumées ci-dessous. Les actes du symposium seront publiés en 2011.
Killing zone : la mort au combat en Grèce ancienne
La première communication est présentée par le Professeur Pierre Ducrey, professeur honoraire de l'Université de Lausanne.
Par « killing zone », on entend l'espace de quelques mètres ou centimètres qui sépare deux combattants à l'arme blanche jusqu'au choc ; mais cela décrit aussi les quelques secondes séparant les avions détournés le 11 septembre 2001 de l'impact sur les tours du World Trade Center, ou les quelques secondes séparant le camion bourré d'explosifs le 23 octobre 1983 du cantonnement des Marines américaines pris pour cible à Beyrouth. A la différence que de nos jours, certains clans, groupes ou réseaux ne recherchent aucune protection et comptent au contraire sur le sacrifice du combattant, ce qui constitue un changement de paradigme.
Un autre parallèle peut être tiré entre l'histoire antique et l'époque contemporaine : alors que les Grecs avaient pour coutume de massacrer les hommes et d'emmener en captivité les femmes et les enfants lors de la prise d'une ville ayant refusé de se rendre, la ville de Srebrenica a subi le même sort en 1995, lorsque quelque 8000 hommes ont été massacrés par les troupes serbes bosniaques. L'iconographie antique montre clairement de tels massacres, ainsi que la réduction à l'esclavage des non-combattants. Cette violence extrême faisait partie des us et coutumes.
C'est cependant bien le combat des phalanges grecques, visant à l'anéantissement des troupes adverses (y compris lorsqu'une phalange s'oppose à une autre phalange) et s'avançant en ordre rangé au son de la musique, qui incarne le choc à l'époque antique. La bataille, qui se déroule à coups de lance puis d'épée, produit bien plus de blessures sanglantes que l'historiographie ne l'a souvent dit. Ces combats très violents finissent d'ailleurs par montrer leurs limites, parce que la recherche d'autres approches tactiques aboutit à la multiplication des armes de jet (le feu) et à la recherche de situations plus favorables (la manœuvre), ce qui rendra finalement caduque la phalange grecque.
La bataille de Novare (1513) : une victoire chevaleresque
La deuxième communication est présentée par le Docteur Olivier Bangerter, membre du comité scientifique du CHPM.
La bataille de Novare n'a pas marqué les esprits comme la bataille de Marignan, mais elle illustre le fonctionnement du système suisse et en montre les limites. Elle se situe à une époque où la France tente de reprendre le contrôle du duché de Milan, avec à ses côtés Venise, alors que seuls les Confédérés appuient le duc. Le siège de la ville n'aboutit pas, la Diète ayant envoyé des renforts.
Le jour de la bataille, le 6 juin 1513, l'armée française compte 10'000 fantassins en état de combattre, soit 5000 lansquenets et 5000 fantassins italiens comme français, ainsi que 1500 cavaliers lourds, 1500 cavaliers légers, 25 canons et entre 400 et 600 arquebuses. Du côté suisse, on compte 8800 fantassins, avec une petite cavalerie milanaise, sans que l'on sache exactement comment l'armée confédérée était organisée ou commandée.
Aux premières lueurs du jour, les soldats suisses sortent de la ville en désordre ; la première attaque est le fait des « enfants perdus » et vise l'artillerie française, mais elle n'aboutit pas. Le gros des Confédérés arrive sous le feu de l'artillerie française : 3000 hommes se lancent dans un assaut frontal, alors que 4000 autres tentent de tourner les positions françaises. L'attaque frontale est repoussée, mais les Français - et notamment la cavalerie lourde, engagée en contre-attaque - subissent des pertes sensibles ; l'attaque de flanc provoque un changement de front de l'infanterie française et de son artillerie ; le choc entre les Confédérés et les lansquenets est très violent, mais aucun adversaire ne cède du terrain. Les arquebuses des lansquenets déclenchent un feu sur les flancs des Suisses qui engendre des pertes énormes, mais les hallebardiers suisses sortent des rangs puis massacrent les arquebusiers allemands. Ceci aboutit à une retraite en désordre des troupes françaises. Les Suisses comptent quelque 1000 morts, contre 5000 à 7000 hommes pour les vaincus, et une bonne partie de leur artillerie.
Novare est une victoire sans appel pour les Confédérés. Pourtant, les forces et faiblesses des deux camps étaient relativement équilibrées. Les Suisses ont pour eux la qualité tactique de leurs fantassins, dans l'effet de choc qu'ils engendrent et dans leur capacité à manœuvrer, y compris sous le feu adverse ; ils ont également un moral plus élevé et ont la conviction de leur supériorité vis-à-vis des lansquenets comme des Français. En revanche, leur commandement n'est pas unifié et peine à influencer la conduite des troupes, alors qu'une véritable mystique du choc frontal, qui s'est développée depuis les guerres de Bourgogne, aboutit à réduire l'importance accordée aux armes à feu. Le manque de cavalerie, enfin, a empêché de pleinement exploiter le succès et donc d'anéantir l'armée adverse.
Les Français avaient une armée équilibrée, a priori capable d'une tactique interarmes entre infanterie, cavalerie et artillerie. Cette dernière est abondante et bien commandée, et le feu de ses canons est responsable de la majorité des pertes subies par les Confédérés. La cavalerie lourde a également gagné le respect des Suisses, grâce à ses contre-attaques sanglantes à travers les rangs pourtant serrés des piquiers helvètes. Enfin, les lansquenets font jeu égal ou presque avec les fantassins suisses, et ils le montreront à Marignan comme à Pavie. Toutefois, le caractère bicéphale du commandement français - qui plus est avec un Français et un Italien - aboutit à une conduite des troupes défaillante, ainsi qu'à une incapacité de prévoir l'attaque des Suisses, par excès de confiance. Les différentes armes, enfin, ne sont pas en mesure de s'appuyer l'une l'autre.
A Novare, le choc - secondé de la manœuvre - l'a emporté sur le feu. Mais ce dernier tue bien davantage qu'avant, en ce début du XVIe siècle, ce qui indique la limite des tactiques confédérées et annonce les déconvenues prochaines.
L'évolution de la tactique des hussards au XVIIIe siècle en Europe
La troisième communication est présentée par le Professeur Ferenc Tóth, maître de conférences d'histoire moderne à l'Université protestante réformée Gáspár Károli, Budapest.
Les hussards sont aujourd'hui un symbole national hongrois, mais constituent pourtant un phénomène européen. On désigne par ce terme une cavalerie légère d'inspiration ottomane, apparue en Hongrie par le biais de la noblesse serbe, que les conquêtes des Ottomans ont progressivement repoussée toujours plus au nord. A l'origine, les hussards sont avant tout faits pour affronter les spahis ottomans, et sont équipés de lances comme de sabres pour pratiquer la manœuvre et le choc. Plus tard, la cavalerie hongroise constituera une évolution de ces hussards, et aura pour mission de protéger la très vaste frontière - véritable no man's land - avec l'Empire ottoman.
La fréquence croissante des armes à feu au XVIIe siècle - notamment des pistolets - aboutit à une évolution des tactiques, entraînant ainsi à la fin de ce siècle chez les hussards hongrois la disparition des lances et renforçant la place du sabre. Les hussards polonais, connus dès la même époque lors des guerres du Nord comme à l'occasion du deuxième siège de Vienne, sont globalement similaires. La normalisation des hussards se produit en parallèle, avec la formation du premier régiment de hussards hongrois dans l'armée impériale en 1672.
D'autres armées - dont l'armée royale française - créent ponctuellement des régiments similaires, surtout à partir de la guerre de Succession d'Espagne, régiments alimentés avant tout par des déserteurs des troupes hongroises, ceci en raison de la guerre d'indépendance mettant aux prises l'armée impériale et des rebelles sur le territoire de l'Empire. La guerre austro-turque de 1737-1739, plutôt méconnue, a cependant un impact majeur sur l'évolution des hussards : il n'y a eu durant ce conflit presque aucune bataille, mais des « affaires », c'est-à-dire des opérations de petite guerre, ainsi que l'application de la tactique de la terre brûlée, qui ont tout de même provoqué la perte de dizaines de milliers de soldats. Le manque de régiments de hussards dans les troupes impériales - 3 régiments seulement, pour une armée de 50'000 hommes - est alors criant.
Lors de la guerre de Succession d'Autriche, les troupes impériales auront ainsi bien davantage de troupes hongroises sous forme de hussards (11 régiments au total, soit 35'000 hommes en période de guerre), qui vont jouer un rôle décisif pour sauver la situation de la reine Marie-Thérèse, dans la guerre qui l'a notamment opposée à la couronne de France. Ce sont du reste les expériences néfastes vécues face aux hussards hongrois lors de ce conflit qui vont décider les Français à introduire de nombreux régiments de hussards et à réglementer leur fonctionnement comme leur emploi.
Les hussards impériaux ont également des succès initiaux lors de la guerre de Sept Ans, avec des coups d'éclat comme la prise de Berlin. C'est du coup la Prusse qui prend au sérieux la menace des hussards, et qui se met à former ses propres régiments de troupes légères à cheval, alors que Frédéric II pour sa part considère ces régiments comme des écoles de guerre propres à former les officiers. L'effet de ces réformes se verra lors de la guerre de Succession de Bavière, où ces nouveaux régiments prussiens feront la preuve de leur supériorité. Cette arme est donc en pleine évolution, l'art militaire des hussards devient de plus en plus complexe, dans un développement tout à fait comparable aux grands changements de l'époque.
Malplaquet, Fontenoy, Rossbach : les batailles-mères du choc et de la manœuvre au XVIIIe siècle
La quatrième communication a été présentée par le Professeur Jean-Pierre Bois, professeur émérite d'histoire moderne de l'Université de Nantes.
Ces trois batailles sont considérées ici uniquement sous l'angle tactique : Malplaquet est une bataille où l'on voit l'utilisation du feu ; Fontenoy montre comment est utilisé et mis en défaut le choc ; alors que Rossbach voit l'initiation d'une manœuvre qui transforme l'art de la guerre. Ces batailles ont été retenues par les militaires comme objets d'étude privilégiés pour leur réflexion au sujet de cet art.
Malplaquet, une non victoire française, se déroule à la fin de la guerre de Succession d'Espagne, alors que la France est en situation difficile et se doit d'arrêter une invasion alliée en détachant une armée de secours. Fontenoy, une victoire française, se déroule alors que la France est dans une dynamique victorieuse, pendant la guerre de Succession d'Autriche, lorsque les Alliés tentent de prendre à revers l'armée française assiégeant Tournai. Rossbach, une déroute française, se déroule au début de la guerre de Sept Ans, alors que la France est en bonne posture, mais quand Frédéric II va au-devant des Français pour arrêter leur armée malgré une infériorité numérique.
A Malplaquet, les Français commandés par Villars puis Boufflers prennent position dans une trouée, l'infanterie en ligne sur 4 rangs de profondeur, répétée à environ 300 mètres en arrière, puis la cavalerie - qui n'est plus déterminante pour le combat - encore derrière. Les Alliés commandés par Marlborough, le prince Eugène et Orange prennent, en ligne, une position relativement comparable. L'infanterie de ligne progresse par bataillon jusqu'à arriver à portée de l'adversaire, afin d'ouvrir le feu ; le résultat du feu déterminera ensuite le déroulement de la mêlée. A Malplaquet, excepté une mêlée dans un coin, la bataille s'est résumée à une immense fusillade (des « tireries », selon de Saxe), aboutissant à 30'000 hommes tués, blessés ou disparus. Après une journée de la sorte, les deux armées - utilisant un feu égal - restent sur leurs positions, et les Français attendent le lendemain un nouvel assaut allié qui ne viendra pas.
Les discussions sur la bataille de Malplaquet aboutiront à donner une plus grande importance au fer, c'est-à-dire au choc.
A Fontenoy, Maurice de Saxe a placé son armée en ligne d'angle, ce qui lui donne une meilleure vision de ses troupes, mais il a également fortifié les villages (Antoing, Fontenoy) et édifié quelques fortins, tout en installant de très fortes positions d'artillerie, car il attend la montée en ligne des Alliés. Ceux-ci, qui ont l'initiative, sous le commandement de Waldeck (Hollandais), Königsegg (Hollandais et Autrichiens) et Cumberland (Anglais et Hanovriens), attaquent effectivement en ligne, et sont repoussés à coups de canon, jusqu'à ce que les Anglais - avant tout en raison du terrain - attaquent en colonne, ce qui aboutit au choc. La ligne française ne résiste pas et subit des pertes importantes. Mais la colonne anglaise s'enfonce tellement qu'elle subit soudain l'action combinée de l'artillerie française, de front, de la cavalerie et de l'infanterie française sur les deux flancs, ce qui met hors de combat une colonne de 15'000 hommes.
Les discussions sur la bataille de Fontenoy ont montré que le choc, à son tour, n'est pas nécessairement décisif.
A Rossbach, les Français - affaiblis par un double commandement reflétant la composition des troupes - sont arrêtés par l'armée prussienne de Frédéric II disposée sur une colline, et prennent des positions renforcées. Le lendemain, les Français opèrent un mouvement tournant en vue de prendre l'armée de Frédéric II à revers. Ce mouvement, mis en œuvre trop lentement, est repéré et observé par les Prussiens, qui repositionnent leur armée en conséquence et mènent une charge furieuse contre la cavalerie française, puis contre l'infanterie française située derrière. Les Français sont mis en déroute. Les pertes en tués ne sont pas énormes, mais les Français perdront tout de même 10'000 hommes - avant tout prisonniers, signe de l'importance prise par la manœuvre.
La coordination interarmes pendant les guerres du premier Empire
La cinquième communication a été présentée par Patrick Bouhet, historien, collaborateur scientifique auprès du ministère français de la Défense.
Il s'agit d'abord de clarifier la terminologie entre combat, coordination et coopération interarmes. Le combat interarmes comme symbiose d'unité et de qualité d'armes différentes n'existe pas dans le premier Empire, parce que chaque arme occupe une surface, par sa densité, qu'elle ne peut partager. On peut parler seulement, pour cette époque, d'une coopération interarmes, et celle-ci est accidentelle ; il n'y a pas de conception a priori des 3 armes, mais la situation du moment - comme à Fontenoy - a fait que l'on prend les armes disponibles et qu'on les fait coopérer. On ne parle de coordination interarmes que lorsqu'il y a une doctrine préétablie, qui aboutit à une volonté commune dans l'emploi conjoint des trois armes. Avant la Première guerre mondiale, on parle d'ailleurs de liaison interarmes, lorsque chaque arme contribue au succès d'ensemble en combattant son propre adversaire - artillerie contre artillerie, infanterie contre infanterie. Ce n'est pas une coordination.
Les penseurs militaires du XVIIIe siècle sont marqués par le débat entre ordre mince et ordre profond, mais aussi par la volonté de retrouver une capacité de manœuvre ; on cherche ainsi à combiner la ligne et la colonne. Des réflexions sont également émises concernant l'appui réciproque des armes, notamment entre infanterie et artillerie, ainsi que sur le principe de la division des troupes, afin de fixer l'adversaire et d'avoir les ressources - ce qui implique des armées nombreuses - pour pouvoir le harceler et l'user sur ses arrières.
La période considérée n'est pas marquée par une modification rapide des technologies pour le fantassin : le fusil utilisé par les armées du début du XIXe siècle reste largement le même qu'au XVIIIe ; le fusil anglais introduit en 1730 sera ainsi utilisé jusqu'en 1830. En revanche, l'introduction de nouvelles techniques comme le pas cadencé a fortement renforcé la solidité des unités d'infanterie, et a augmenté leurs capacités de manœuvre. En parallèle, l'artillerie s'est allégée ; le train d'artillerie se militarise, alors que l'artillerie à cheval est créée en France en 1792, ce qui aboutit à redonner une vraie mobilité. Enfin, la cavalerie ne subit pas de changement majeur, mais une spécialisation des armes : hussards et chasseurs à cheval (cavalerie légère, pour la découverte, la couverture, le renseignement), dragons (qui sert pour le combat à pied et à cheval, et comme cavalerie de ligne), carabiniers et cuirassiers (cavalerie lourde pour le combat en ligne).
Le tout fait que la manœuvre est à nouveau possible. On construit, sous le premier Empire, un ensemble qui tient donc compte des capacités des différentes armes. Ce qui aboutit à une coopération interarmes, avec une meilleure connaissance des armes respectives au sein des officiers généraux, sans que, pour autant, une doctrine commune soit élaborée. Au niveau opérationnel, en revanche, la création du corps d'armée permet d'avoir un ensemble cohérent avec des corps d'infanterie, comprenant de l'artillerie et une petite cavalerie, la garde impériale et des corps de cavalerie lourde. Cet ensemble permet de conduire la manœuvre avant la bataille, chaque corps agissant comme une petite armée et la garde servant de réserve générale.
La période napoléonienne a permis à la tactique d'arriver à une certaine maturité concrétisant tous les écrits du XVIIIe siècle ; elle a permis, en les rassemblant, d'accéder à l'art opératif.
L'artillerie, force de frappe de l'armée napoléonienne
La sixième communication a été présentée par le Docteur Alain Pigeard, spécialiste international d'histoire militaire napoléonienne.
A la fin du XVIIIe siècle, on assiste en France à l'avènement du système de Gribeauval : pendant la guerre de Sept Ans, l'artillerie française n'était pas assez manœuvrière, et le poids de l'artillerie va être diminué de 40% afin de regagner en mobilité ; par ailleurs, les officiers d'artillerie seront instruits dans une école d'artillerie spécialisée.
L'artillerie française sous l'Empire comprend 8 régiments à pied (un 9e lorsque la Hollande fera partie de l'Empire) et 7 régiments à cheval, avec en plus 13 bataillons du train d'artillerie (après la militarisation en 1807), auxquels il faut ajouter l'artillerie de la garde impériale. Le régiment d'artillerie à pied comprend 2 bataillons à 11, puis 10 compagnies, chacune comptant 6 pièces, soit 4 canons et 2 obusiers. L'artillerie à cheval (ou « artillerie volante ») a un ordre sensiblement identique. Les pièces d'artillerie vont dès lors devenir un enjeu tactique à part entière de la bataille, les lignes de feu qu'elles déclenchent ayant des effets sans commune mesure avec celles de l'infanterie.
Les pièces d'artillerie de l'époque, en bronze, tirent jusqu'à 150 coups par bataille ; du reste, 85% des artilleurs sont sourds, en raison de ces cadences de feu. On compte environ 20 mètres entre chaque pièce placée en ligne. La portée utile oscille entre 800 et 1000 mètres, mais il existe des épisodes où des obus ont entrainé des pertes à une distance de 2300 mètres. Le parc d'artillerie est gigantesque, par exemple pour s'occuper des 1200 canons de la Grande Armée. De plus, il faut 15 soldats pour servir une pièce et l'approvisionner : 8 pour charger, mettre à feu et dégorger la pièce, et 7 pour transporter les obus des caissons (mis à l'abri) aux pièces (en principe placées sur des hauteurs).
La place de l'artillerie se renforce constamment sous l'Empire. A Marengo, l'armée française compte 15 pièces de canon pour 30'000 hommes. Elle se développe ensuite constamment : 139 pièces à Austerlitz, 488 pièces à Wagram, 587 à la Moskova et plus de 600 à Leipzig.
Choc, feu, manœuvre et incertitude chez les penseurs allemands du XIXe siècle
La septième communication a été présentée par Jean-Jacques Langendorf, écrivain et historien, maître de recherches à l'Institut de stratégie comparée de Paris.
La théologie - en l'occurrence le piétisme - a joué un rôle essentiel dans la pensée militaire prussienne, et par extension allemande. Au milieu du XVIIIe siècle, la théologie allemande traverse une crise : face à la montée des sciences et des acquis scientifiques, le théologien se sent désécurisé, et il tente d'introduire une scientificité dans la théologie. C'est un retour aux choses elles-mêmes, à l'essentiel, que le piétisme veut mettre en œuvre (« Zu den Sachen selbst »). Et c'est exactement la démarche de Clausewitz : revenons à la guerre elle-même. La pensée militaire de la fin du XVIIIe siècle, engluée dans des détails insignifiants, consacrée par la Kartoffelkrieg (surnom de la guerre de Succession de Bavière, 1778-1779), où s'enchaînent des manœuvres sans résultat, sera ainsi vigoureusement remise en question.
Dans « De la guerre », Clausewitz n'accorde qu'un chapitre extrêmement court à la manœuvre, pour dire avant tout de ne pas manœuvrer ; il s'agit au contraire d'attaquer, fondamentalement, systématiquement, sans perdre de temps à la manœuvre. Les questions-clefs sont : de quoi s'agit-il, et que faut-il faire. C'est une simplification radicale de la pensée militaire.
Par ailleurs, les expériences très néfastes faites par les armées frédériciennes avec le feu, et notamment lors de la bataille de Torgau, où les pertes furent immenses et où le souverain prussien fut blessé, provoquent une prise de conscience que le choc ne sert plus à rien, que les armées n'arrivent plus au contact l'une de l'autre, surtout lorsque l'artillerie est engagée. Il s'agit dès lors de mener une action rapide, qui sera toujours moins meurtrière que la manœuvre effectuée sous le feu. Les plans de Moltke en 1866 se distinguent d'ailleurs par une simplicité extraordinaire : on fonce sur Vienne.
La guerre de 1870 illustre cette approche : il s'agit de foncer le plus vite possible, avec 3 armées, sur la capitale française, et de tout dévaster sur leur passage. Le combat à front renversé de Gravelotte est une exception : les Prussiens y cherchent le choc et subissent une véritable tuerie, et n'ont pas conscience d'avoir gagné la bataille alors même que les troupes françaises se retirent. Le roi de Prusse pleure d'ailleurs en parcourant le champ de bataille, devant l'ampleur du sacrifice consenti par ses troupes.
Le retour à l'essentiel de la pensée militaire prussienne, en accord avec les réalités techniques de son temps, aboutit donc à privilégier le feu, sous la forme de l'attaque directe et frontale qu'il soutient. Zu den Sachen selbst !
« Manœuvre napoléonienne » et « offensive à outrance ». La manœuvre dans l'armée française entre 1880 et 1914
La huitième communication a été présentée par le Docteur Dimitry Queloz, vice-président du Comité de Bibliographie de la Commission internationale d'histoire militaire.
L'armée française a eu deux doctrines entre 1880 et 1914 : la « manœuvre napoléonienne », développée par l'École supérieure de guerre, restée en vigueur jusqu'à la veille de la Première Guerre mondiale, et l'offensive à outrance.
Après la guerre de 1870, la défaite française fut expliquée avant tout par les déficiences intellectuelles au sein d'une armée fonctionnarisée, favorisant la routine et le service intérieur, au détriment de l'innovation. L'École supérieure de guerre fut créée pour combler cette lacune. Parmi les enseignants, les généraux Lewal, Maillard et Bonnal établirent en une décennie une doctrine interarmes, la « manœuvre napoléonienne », censée reprendre les secrets des victoires de l'Empereur, mais qui était toutefois une construction intellectuelle. Le règlement qui la mettra en œuvre en 1895 restera en vigueur jusqu'en 1913.
L'importance du feu faisait partie de cette doctrine, en réponse notamment aux expériences de 1870. Mais le poids croissant du moral, en accord avec une époque de transformations rapides sur fond de nationalisme, se fera peu à peu sentir.
Le but de la « manœuvre napoléonienne » consistait à détruire l'armée ennemie, et l'offensive constituait le moyen d'y parvenir. Cette manœuvre comptait 4 phases : l'engagement de l'avant-garde, le combat d'usure, l'attaque décisive, puis la poursuite - ou la retraite. De ce fait, l'avant-garde jouait un rôle-clef en assurant la sûreté de l'armée, en obtenant des renseignements et en menant des actions offensives forçant l'adversaire à dévoiler son dispositif. Le combat d'usure visait pour sa part à provoquer l'engagement des réserves adverses et donc à amener le point à partir duquel la décision pouvait être emportée.
Cette doctrine fut remise en cause, d'abord dans ses fondements historiques il est vrai incertains, puis dans son application au sein des conflits contemporains (guerre des Boers, par exemple), et enfin dans sa nature même, comme au sujet du rôle prépondérant de l'avant-garde (et le fait que celle-ci devait comprendre environ 30% des effectifs). Le concept même de l'attaque décisive manquait de clarté. Du coup, la « manœuvre napoléonienne » tomba peu à peu dans l'abandon, tout en restant la doctrine officielle de l'armée. Le développement du rôle du moral, enfin, ouvrit la voie à l'offensive à outrance.
Les grandes idées de celle-ci ont été présentées en 1911 par le colonel de Grandmaison. Ces idées ont formé les bases de la doctrine adoptée par l'armée française juste avant la Première Guerre mondiale. En dépit d'un état d'esprit très offensif et de l'importance accordée aux facteurs moraux, et contrairement à l'impression qu'en a donnée l'historiographie, cette doctrine était équilibrée. De plus, elle n'a pas été appliquée par les troupes faute de temps pour la diffuser, et donc n'est pas responsable des pertes immenses subies par les troupes françaises au début du conflit.
La conception de Grandmaison tablait sur une sûreté obtenue par l'offensive elle-même, et accordait une primauté aux forces morales. Pour lui, il était nécessaire d'être plus offensif que l'adversaire ; de plus, la réalisation devait primer la conception. L'offensive à outrance comptait dès lors deux phases : premièrement, un engagement de colonnes juxtaposées et autonomes, précédées d'une avant-garde n'ayant que de faibles effectifs ; deuxièmement, un engagement de la réserve sur une aile dans une certaine mesure de manière préconçue, dans l'optique d'une action rapide.
Les deux grands défauts de la « manœuvre napoléonienne » étaient la croyance en une vertu absolue de la manœuvre et le caractère systématique de ses principes, l'avant-garde et l'attaque décisive. La doctrine de l'offensive à outrance, comme réaction à la « manœuvre napoléonienne », était moins ambitieuse et présentait un caractère plus réaliste ; elle représentait toutefois un recul sur le plan conceptuel, le moral devenant le mode d'action tactique et la manœuvre lui étant subordonnée, alors que l'exécution du plan prenait clairement le pas sur sa conception, au risque de tout transformer en un « en avant ! » général.
Choc, feu, manœuvre et incertitude dans la guerre : l'exemple du combat de Rossignol (22 août 1914)
La neuvième communication a été présentée par le lt col Olivier Lahaie, Chef d'escadron, directeur des études d'histoire à Saint-Cyr-Coëtquidan, docteur en histoire moderne et contemporaine.
Le combat de Rossignol est l'exemple d'un affrontement imprévu, impensable.
Dans le cadre du Plan XVII, le généralissime français vise à une double offensive, avec un effort porté au sud du front, en direction de l'Alsace, et un effort porté au nord, en fonction du comportement des troupes allemandes. Ceci aboutira à une attaque des troupes françaises - IIIe et IVe Armées - dans les Ardennes, pendant que deux armées allemandes s'avancent au nord-ouest, dans le cadre de la manœuvre prévue par le plan Schlieffen-Moltke. C'est donc dans un terrain coupé que se livrera un combat de rencontre.
Du côté français, on ne comptait pas sur un engagement sérieux pour le 22 août 1914 ; c'est le corps d'armée colonial qui s'avancera sur Rossignol, comme partie est du fuseau de la IVe armée. La cavalerie du corps d'armée colonial se forme en avant sur une colonne, avec l'infanterie sur une autre colonne, et l'artillerie organique en appui. Au matin du 22 août 1914, les avant-gardes françaises butent sur les troupes allemandes ; mais c'est uniquement la 3e division d'infanterie coloniale qui affrontera tout un corps d'armée adverse, les autres éléments du corps d'armée colonial étant séparés par le terrain compartimenté et eux-mêmes au contact avec d'autres éléments allemands.
Le commandement français ne se rend pas compte tout de suite que c'est une position déjà solide, avec des tranchées et des mitrailleuses, qui s'oppose à son avant-garde ; les ordres de poursuivre la poussée sur Neufchâteau aboutissent à des charges qui sont brisées dans le sang. Ce sont au contraire les Allemands qui vont repousser constamment les troupes françaises, lesquelles doivent organiser une défense dans le village de Rossignol et sont dès midi dans une situation critique. Une lutte terrible oppose les Français, toujours plus désespérés, aux Allemands, et les premiers finissent par être submergés en fin d'après-midi. La 3e division d'infanterie coloniale est ainsi sacrifiée, et ne parvient à retarder que de 24 heures la poussée allemande. Les autres éléments du corps d'armée colonial subissent également de lourdes pertes.
Les causes de cet échec cuisant sont d'abord la sous-estimation des effectifs allemands par le commandement français, qui croit voir l'aile droite de l'adversaire là où se trouve son centre (et qui estime la présence de 5 corps d'armée là où 13 sont présents), et le mépris général du renseignement dans le commandement français, renseignement considéré comme un risque pour le maintien de l'esprit offensif. L'automatisme de l'offensive fausse tous les raisonnements, et la perception des rares informations est biaisée par la conviction qu'une attaque soutenue parviendra quoi qu'il en soit au succès. Ainsi, les informations sur la présence de nombreux soldats allemands devant leurs troupes, transmises par la population locale au commandement du corps d'armée colonial, ne seront simplement pas prises au sérieux ; pour leur part, les bulletins de renseignements transmis par le 2e bureau du GQG à la veille des combats n'annoncent que peu de troupes, mais ils sont vieux de 3 jours et totalement périmés.
Les combats de Rossignol sont ainsi emblématiques de la guerre des frontières, avec à la clef des pertes énormes du côté français, dont 75% en raison de l'artillerie adverse.
Un choc qui paralyse : la stratégie de la marine impériale japonaise de Port Arthur (1904) à Pearl Harbour (1941)
La dixième communication a été préparée par le Professeur Anthony Clayton, ancien professeur d'histoire militaire à l'Académie royale militaire de Sandhurst. En l'absence de l'auteur, elle a été lue par un membre du comité scientifique du CHPM.
En 1904 et en 1941, le Japon commence deux fois une guerre contre un ennemi beaucoup plus puissant que lui, par une attaque surprise, c'est-à-dire un choc, pendant que des négociations diplomatiques masquent les préparatifs de combat.
Lors de la guerre russo-japonaise, l'empereur du Japon ordonne la destruction des navires russes basés à Port Arthur. La marine impériale nippone, la Kaigun, est moins puissante que la flotte russe d'Extrême-Orient. Toutefois, l'amiral Togo est parfaitement renseigné sur le mouillage des navires russes, dont l'équipage menait une vie insouciante ; et au soir du 8 février, les torpilleurs japonais attaquent par surprise ces navires ; 3 cuirassés sur 7 sont gravement endommagés. Le lendemain, la flotte russe sort du port, mais subit des pertes douloureuses, dont celle de son navire-amiral, qui saute sur une mine japonaise. Lorsque le tsar envoie le reste de sa flotte faire presque le tour du monde pour punir la flotte japonaise, celle-ci remporte au contraire une victoire éclatante. Les Japonais en tirent une leçon : un choc initial peut être décisif pour une guerre.
Dans l'entre-deux guerres, les forces armées japonaises sont partagées : l'armée considère que l'ennemi se trouve sur le continent, alors que la marine considère l'US Navy comme son ennemi principal. Mais la marine elle-même sera divisée entre, d'une part, les partisans des super cuirassés - ce qui mènera au lancement du Yamato et du Musashi, et donc à l'idée d'une bataille décisive en mer -, et, d'autre part, les tenants du porte-avions, qui parviendront à une flotte aéronavale comptant 7 grands porte-avions alors sans équivalent. L'amiral Yamamoto se fait l'avocat d'une frappe aérienne sur des bâtiments américains au mouillage, ce qui aboutira à l'attaque de Pearl Harbour le 7 décembre 1941. La surprise est donnée par le silence radio, par l'itinéraire adopté et par les conditions atmosphériques ; mais les porte-avions américains ne sont pas au port, et seuls les cuirassés du Pacifique sont gravement touchés.
C'est finalement un fiasco stratégique, et les Japonais ont commis une grave erreur : une bataille comme Port Arthur ne peut pas servir de leçon stratégique.
Sur la peur du feu et ses conséquences : l'exemple de la société polonaise à l'apogée du stalinisme
La onzième communication a été présentée par le Professeur Maria Pasztor, professeur d'histoire à l'Université de Varsovie.
La Pologne, au sortir de la Seconde Guerre mondiale, était une nation aliénée par son puissant voisin soviétique ; la population polonaise, épuisée par la guerre, mais mécontente de sa situation, était donc partagée entre la peur du feu - celui des armes de l'occupant - et l'envie de l'incendie.
Il est difficile de trouver des sources historiques, en raison de la censure qui prévalait dans la Pologne de l'époque, et du fait que les Polonais n'avaient pas le loisir d'exprimer librement leurs sentiments.
Dès 1946, une partie des Polonais avaient l'espoir d'un nouveau conflit armé, susceptible de les libérer de l'emprise soviétique, alors que d'autres redoutaient les conséquences d'un tel conflit ; des informations circulaient discrètement au sein de la population sur le déclenchement d'une telle guerre, avec même des dates précises, entre 1946 et 1952. Le régime communiste assimilait ces informations à de la propagande ennemie et s'efforçait de les étouffer. Les rumeurs sur l'imminence d'une guerre s'intensifièrent à la suite d'événements de portée mondiale, comme les tensions autour de la Turquie et de la Grèce en 1947, la proclamation de la doctrine du « containment » par l'administration Truman, les émeutes en Allemagne de l'Est, la mort de Staline ou encore l'élection de Dwight Eisenhower. Ces perspectives de conflit étaient alors couplées à un retour de la Pologne à ses frontières d'avant la Seconde Guerre mondiale et à son indépendance, ou alors à un retour offensif des Allemands expulsés au-delà de l'Oder en 1945.
La crainte d'une guerre prochaine ne découlait pas seulement d'une perception spécifique des événements internationaux : les décisions des autorités polonaises, comme le déplacement de troupes sur le territoire (par exemple les manœuvres menées par quelques escadrons au nord du pays en 1948), étaient interprétées par la population à travers un prisme similaire. En 1949, l'enregistrement de tous les hommes par les autorités militaires a suscité les mêmes craintes de conflit, avec la perspective d'une levée de troupes dans ce but. Les événements de la vie politique polonaise avaient également pour conséquences des rumeurs et des spéculations sur un conflit à venir.
Les Polonais associaient la guerre au changement démocratique du pays ; on voyait une Pologne libérée, riche et sans parti communiste, alors que d'aucuns voyaient la restitution des terres prises aux Allemands, en échange de la récupération des terres annexées par les Soviétiques. Les Polonais croyaient aussi en la supériorité présumée des forces armées occidentales, capables prétendument de déclencher et de remporter une guerre rapide, sans employer des armes atomiques, face aux forces soviétiques. Une rumeur insistante a même prêté aux Alliés la capacité d'engager des bombes somnifères.
Dès cette époque, la population polonaise voyait un monde divisé en deux, entre l'Ouest capitaliste et libre, et l'Est communiste aux ordres de Moscou. L'U.R.S.S. était déjà perçue comme un « empire du mal », et un espoir immense était placé dans les forces armées occidentales, américaines et britanniques.
Feu - Mouvement - Manœuvre - Choc - Incertitude dans l'Armée 61
La douzième communication - et la dernière de la première journée du symposium - a été présentée par Hervé de Weck, historien, ancien rédacteur en chef de la Revue militaire suisse. Elle est également un hommage au colonel EMG Daniel Reichel.
La stratégie, c'est un discours politique et une doctrine d'engagement des forces armées. La conception 66 met un terme à la discorde entre « statiques » et « mobiles ». On ne peut plus opposer des fronts stables et statiques à un adversaire aéromécanisé, utilisant des armes conventionnelles ou non conventionnelles ; toutefois, le terrain suisse favorise la défense. Du coup, l'Armée 61 est avant tout une armée d'infanterie : celle-ci regroupe 43% des effectifs, qui s'élèvent à quelque 780'000 hommes. La puissance de feu et la protection de l'infanterie sont renforcés, notamment grâce à des armes antichars et des armes d'appui, avec une fortification importante. Mais la mobilité reste faible, et le nombre de véhicules de transport comme leur absence de blindage contraignent l'infanterie à un engagement statique, sur les terrains-clefs et les passages obligés. Les autres armes appuient l'infanterie, mais ne lui sont pas subordonnées.
En 1961, l'état-major général favorise le développement des troupes blindées. Des régiments de chars sont formés autour de chars de combat Centurion, mais aussi avec du matériel provenant en partie de surplus alliés (Universal Carrier, camions Dodge). Il faudra attendre l'introduction de systèmes blindés modernes - chars de grenadiers M-113, obusiers blindés M-109, etc. - pour concrétiser l'ambition de l'armée suisse.
La doctrine de l'Armée 61 exclut la guerre de mouvement comme la défense linéaire : la guerre combinée est une solution typiquement suisse - l'infanterie s'agrippe à ses positions et ralentit l'adversaire, en créant les conditions pour une riposte mécanisée visant à détruire cet adversaire. La division d'infanterie sera peu apte à mener la défense combinée jusqu'au moment où elle recevra un bataillon de chars, afin d'appliquer cette doctrine dans son propre dispositif.
Pour les Suisses, la puissance de feu joue en faveur de l'envahisseur ; le renforcement du terrain vise à compenser cette infériorité, y compris pour les positions de combat de l'infanterie. Malgré cela, les capacités de défense de l'armée suisse étaient solides : des simulations menées dans les années 1980 ont montré que les troupes de combat de l'Armée 61 auraient été capables de détruire 4500 véhicules blindés adverses en un long combat d'usure, soit l'équivalent de 15 divisions de fusiliers motorisés détruites à 40%.
Doctrine militaire, guérilla et contre-guérilla : les approches majeures des forces armées suisses (1815-2005)
La treizième communication a été présentée par le col EMG Christian Bühlmann, officier supérieur adjoint du Chef de l'armée.
D'un point de vue suisse, la guérilla peut paraître incongrue, mais c'est dans la perspective du faible au fort que cette guérilla prend son intérêt. Par ailleurs, les engagements majeurs de l'armée suisse ne sont pas focalisés sur le combat, mais plutôt sur la maîtrise de la violence.
Les facteurs de la conduite opérative - force, espace, temps, information - et les manifestations de la force - feu, choc, manœuvre mais aussi protection, pour suivre les réflexions du col EMG Reichel - doivent être posés pour comprendre la notion de guérilla. Il s'agit également de comprendre les différences entre le combat symétrique (duel entre deux adversaires globalement égaux, et suivant les mêmes règles, par le choc et par le feu), le combat dissymétrique (duel entre deux adversaires globalement inégaux, et qui est également régulé) et le combat asymétrique (pas de duel, pas de règles, entre deux adversaires totalement différents).
La pensée militaire suisse au début du XIXe siècle s'interroge sur les réponses à apporter aux menaces posées par les voisins. L'approche romantique, initialement, prend pour modèle les hauts faits des Confédérés et considère que leurs valeurs suffiraient à combler les lacunes de la préparation militaire. Plusieurs auteurs proposent donc une défense basée sur le modèle de la guérilla espagnole (asymétrie). Ensuite, des officiers ayant connu le service à l'étranger préconisent une approche régulière, inspirée de Clausewitz et de Jomini (symétrique, et si nécessaire asymétrique). Entre les deux alternatives, un colonel bâlois proposera un compromis reposant sur la poursuite des tactiques des Confédérés (dissymétrie).
Pendant le Réduit national, face à la menace du choc et de la manœuvre des forces armées allemandes, la Suisse se base sur la protection et sur le feu dans le secteur alpin (approche dissymétrique).
A partir de 1948, la Suisse cherche à définir une stratégie pour contrer la menace de la guerre froide d'origine soviétique, sans pour autant considérer une alliance. Une défense de partisans couplée à des armes non conventionnelles est proposée (approche asymétrique). Le futur commandant de corps Ernst propose une approche axée sur l'emploi de l'infanterie et les renforcements de terrain (approche dissymétrique). Une autre approche, découlant de la guerre mobile, sera également préconisée dans le sens d'une manœuvre mécanisée (approche symétrique).
Au final, l'Armée 61 se développe de manière symétrique (acquisition de matériel lourd), de manière dissymétrique (renforcement du terrain), mais aussi de manière asymétrique (développement d'une résistance secrète).
Comment peut-on utiliser ce modèle dans une approche prospective, face à une violence non militaire ? Il s'agit d'étendre le modèle de Reichel, en cherchant d'autres dissymétries dans l'emploi de la force, dans l'espace (emploi d'autres espaces - cyberespace, espace sémantique, etc.), dans le temps (en allant plus vite ou plus lentement que l'adversaire) et à travers l'information (augmenter l'incertitude de l'adversaire et diminuer la propre incertitude). Ceci permet d'utiliser des vecteurs non seulement militaires, mais également diplomatiques, économiques et informationnels pour influencer la volonté de l'adversaire.
Avec ce modèle du feu, du choc, de la manœuvre et de la protection, on parvient à analyser de manière simple les conflits. En ce qui concerne la Suisse, on retrouve toujours une démarche basée sur la protection et sur le feu, avec une approche dissymétrique, du pauvre au fort (manque de moyens pour l'approche symétrique).
Le feu, le choc, la manœuvre et l'incertitude dans les opérations spéciales
La quatorzième communication a été présentée par Ludovic Monnerat, expert militaire et stratégique, rédacteur en second de la Revue Militaire Suisse.
Les actions menées hier comme aujourd'hui par les forces spéciales sont caractérisées par une exploitation maximale de l'incertitude pour éviter toute réaction adverse avant d'atteindre l'objectif fixé. Cette approche non conventionnelle, qui existe depuis la nuit des temps, confère aux opérations spéciales une importance croissante dans les zones de crise actuelles, parce qu'elles promettent des effets ciblés et contrôlés, avec un degré de discrétion - et d'intégration au milieu - que les forces conventionnelles ne permettent pas.
La manœuvre est donc au cœur de telles opérations, et les unités qui les mènent sont spécialement recrutées, instruites et équipées pour manœuvrer au mieux et provoquer un choc décisif. Leur force repose sur la performance, la flexibilité et l'invisibilité d'un nombre minimal de combattants. Mais si le manteau d'incertitude qui les protège en vient à se déchirer, les forces spéciales se retrouvent dans une situation d'infériorité qui peut mener au désastre, en raison de leur puissance de feu limitée et de leur incapacité à encaisser des chocs adverses.
Cette nature de fleuret stratégique, porté à bout de bras sans bouclier, est éclairée par plusieurs études de cas.
La première, l'opération « CHARIOT », menée par les opérations combinées britanniques du 26 au 28 mars 1942, verra l'utilisation du choc pour détruire la seule installation capable d'effectuer des réparations sur le cuirassé allemand Tirpitz le long de la façade atlantique de l'Europe occupée, et ainsi empêcher une percée de ce dernier dans l'Atlantique Nord susceptible d'interrompre les lignes de communication avec la base industrielle américaine. Le raid des commandos britanniques, mené à 1 contre 10 et marqué par une inflation des objectifs faute de connaître avec certitude la faiblesse des installations portuaires, occasionnera des pertes très sévères pour les Alliés, même si leur objectif sera atteint.
La deuxième, l'opération « BARRAS », menée par les troupes britanniques du 5 au 10 septembre 2000, verra l'utilisation du choc et plus encore de l'incertitude adverse pour libérer 6 soldats britanniques retenus en otages à l'intérieur de la Sierre Leone par une bande rebelle fortement armée. Face à une situation susceptible d'aboutir rapidement à un massacre, les forces spéciales britanniques ont réussi à surprendre et à fixer ces combattants irréguliers - le temps de libérer les otages - puis à leur donner une leçon. De la sorte, c'est à la fois la crédibilité de la communauté internationale et le processus de stabilisation du pays ravagé par la guerre civile qui ont été restaurés.
Ces deux études de cas fournissent à leur tour un aperçu des capacités nécessaires aux opérations de demain.
La bataille par le choc, la bataille par le feu et le « Show of Force »
La quinzième communication a été présentée par le Docteur Philippe Richardot, membre du comité scientifique du CHPM.
En schématisant, de l'Antiquité à 1900, on pratique la bataille rangée à vue, avec des troupes sous la vue des généraux ; à partir de 1900, on commence à pratiquer la bataille conduite aux instruments. De même, jusqu'en 1500, c'est le choc à travers le fer qui est le mode de combat principal ; après une période mixte, le combat par le feu devient dominant à partir de 1660, alors qu'on passe ensuite, parallèlement, à un combat aéroterrestre à partir du début du XXe siècle, puis aéroblindé et aéromobile à partir de l'entre-deux guerres, pour en venir au « show of force ».
A travers l'histoire, on connaît maints exemples de batailles remportées par le camp le moins nombreux, parce que la qualité l'emporte sur le nombre. Le Moyen-Âge change peu ces conditions jusqu'à l'apparition des archers anglais, un feu efficace capable de pénétrer les cuirasses. Le développement du feu va faire constamment diminuer la proportion de blessures infligées par arme blanche, et le fusil inflige la grande majorité des pertes aux XVIIIe et XIXe siècles. Le feu a un côté égalisateur dans les pertes, loin des grands déséquilibres des batailles antiques, où le massacre s'abat sur le vaincu. Au contraire, en 1914-18, l'artillerie inflige 60% des pertes - hors de vue des formations prises pour cible.
La grande rupture dans la bataille reste cependant la bataille aéroblindée de la Seconde Guerre mondiale, où les armées combattent dans la profondeur de fronts gigantesques. Les batailles à vue et linéaires se font dès lors en flèche, le long de routes et dans des localités - ce qui aboutit du reste à une confusion entre bataille et siège, par la durée et l'ampleur même des batailles (cf. la « bataille » de Stalingrad, de septembre 1942 à février 1943). Les commandants modernes doivent ainsi maîtriser l'invisible, et utiliser les moyens de communication sans voir les combats pour néanmoins conduire et orienter ceux-ci. Du coup, les causes de pertes évoluent aussi : lors de la bataille Dak To, du 3 novembre au 1er décembre 1967, 70% des pertes infligées aux soldats vietnamiens le sont par la puissance aérienne américaine.
C'est à cette époque que commence le « show of force » - la médiatisation des conflits -, lorsque la télévision fait entrer la guerre dans les foyers des populations restées au pays.
Le nouveau brouillard de la guerre
La seizième communication a été présentée par le Professeur Hervé Coutau-Bégarie, entre autres directeur de recherches en stratégie au Collège interarmées de Défense (CID, Paris).
Le brouillard de la guerre résulte d'une incertitude fondamentale, provenant de l'absence de renseignement sur l'ennemi. On essaie d'y suppléer en collectant le renseignement, mais aussi par l'intuition - savoir ce qu'il y a de l'autre côté de la colline. Une autre source de friction à la guerre provient de la difficulté à concilier le choc, la manœuvre et le feu - puisqu'ils ont été pendant longtemps largement exclusifs les uns des autres.
La manœuvre suppose la vitesse et la mobilité ; le choc, lui, suppose la masse, la puissance - une masse qui a d'abord été conçue en termes d'effectifs humains, puisque les armements de l'époque classique étaient relativement similaires. Le feu, enfin, suppose de disposer du matériel adéquat, avec la recherche d'une portée toujours plus grande. Tout cela est très difficilement compatible, et l'armée est traditionnellement organisée en armes - chacune correspondant, selon les époques, à une modalité fondamentale. Il en résulte des différences de moyens, mais aussi d'état d'esprit.
Trouver l'équilibre entre ces éléments fonde un débat qui traverse toute l'histoire militaire. Entre 1914 et 1918, on constate ainsi l'échec de l'offensive, qui révèle l'insuffisance du choc, lequel avait été faussement assimilé au primat des forces morales. Durant toute la