Laurent Henninger
Le mythe de la guérilla
Depuis l'Antiquité, les méthodes de ce que l'on nommera au XVIIIe siècle la « petite guerre », puis la guérilla aux XIXe et XXe siècles, furent partout pratiquées. Il ne s'agissait que d'un ensemble de techniques et de tactiques de harcèlement, tout au plus connotées socialement ou culturellement du fait que ceux qui les pratiquaient ne disposaient généralement pas d'armées à l'occidentale.
Mais c'est avec les guerres de la Révolution française et du Premier Empire que ce phénomène allait connaître un tournant historique majeur. Les guérillas deviennent alors de véritables stratégies politico-militaires, fortement marquées idéologiquement, le plus souvent « à droite » du fait de l'importance de la motivation religieuse et de leur opposition à la République française ou à l'Empire.
Tout au long du XIXe siècle, cette tendance à l'idéologisation se poursuit, en particulier en Amérique latine. Un glissement idéologique « vers la gauche » se fait alors partiellement sentir. C'est durant la même période que cette idéologie politico-militaire rencontre un courant artistique et littéraire : le romantisme. Dès lors, ces deux mouvements ne cesseront plus de s'influencer mutuellement.
Le mythe sera entretenu durant la première moitié du XXe siècle par les écrits du colonel britannique Lawrence (le célèbre « Lawrence d'Arabie ») ainsi que par les actions des différents types de partisans de la Seconde Guerre mondiale. Mais c'est surtout dans les années 1950 et 1960 que ce mythe atteindra son zénith, avec la multiplication des guerres de décolonisation, le développement des diverses formes d'idéologies tiers-mondistes et surtout les écrits et actions de deux figures majeures : Mao Zedong et Che Guevara. Ironie de l'histoire : un retournement « vers la droite » s'opérera dans les années 1980 avec le soutien occidental à la guérilla afghane contre l'URSS... Le mythe aura donc été instrumentalisé successivement par tous les camps !
D'un point de vue strictement militaire, on relève des arguments récurrents en faveur de cette forme de guerre. Or, si la guérilla peut s'avérer une stratégie opérative relativement efficace, elle ne l'est qu'en appui d'opérations classiques, seules à même d'obtenir une réelle décision. Elle peut aussi constituer une stratégie d'attente visant la lassitude morale et politique de l'adversaire, lorsque le rapport des forces est trop défavorable, mais toujours sous forme d'actions de soutien, cette fois à des actions politiques et diplomatiques.
Car la guérilla, outre le fait qu'elle n'est quasiment jamais à même de pouvoir gagner une guerre à elle seule, présente de graves inconvénients, a fortiori sur le long terme : naissance d'une culture de la violence dans les populations ; frontières parfois floues avec le banditisme ; représailles souvent sanglantes et destructrices de la part de l'armée régulière qui lui est opposée.
Pourquoi ce mythe survit-il depuis deux siècles ? Sans doute parce qu'il répond à des mythologies et à des représentations populaires (ou intellectuelles) solidement enracinées : survalorisation du stratagème aux dépens de la stratégie ; mythe de David contre Goliath ; mythe de l'aventure ; mythe de la bande fraternelle, par opposition à l'armée régulière, censée être bureaucratique, hiérarchisée et impersonnelle (alors que les guérillas sont bien souvent dirigées par de véritables caudillos et autres « seigneurs de la guerre » !) ; mythe de l'hyper-mobilité et de la fluidité, par opposition à la « lourdeur » des armées régulières.
Pour finir, constatons avec tous les historiens que les discours pro et anti-guérillas utilisent toujours les mêmes termes pour désigner les guérilleros : héros, résistants, partisans et combattants de la liberté pour les uns ; lâches, fourbes, assassins, bandits, terroristes et fanatiques pour les autres. Or, l'étude de ces conflits ne permet pas toujours de trancher de façon définitive entre ces affirmations. Preuve que la compréhension de ce type très particulier de guerre est peut-être l'un des domaines les plus complexes de la stratégie.
Laurent Henninger
Chargé de mission au CEHD
Cet article a paru dans le numéro 300 / mai 2005 de la revue Armées d'Aujourd'hui. La RMS remercie Armées d'Aujourd'hui et l'auteur pour en avoir autorisé la reproduction.