Jean-Jacques Rapin

Faut-il des figures tutélaires ?

Nous rentrons du Flüeli et du Ranft, l'ermitage de Nicolas de Flüe, frappés par le calme et l'harmonie des lieux. Cette sérénité n'est pas troublée par les groupes de pèlerins, venus des quatre coins de l'Europe. Au contraire, il s'en dégage une atmosphère de tranquille assurance et de paix,  sorte de ressourcement pour l'âme, qui tranche avec l'agitation de la vie quotidienne.

Dans les hôtels, dans les musées, nombreuses sont les publications consacrées au saint Patron de notre pays. L'une d'entre elles, intitulée Nicolas de Flüe, Frère Nicolas, rappelle la permanence de son action au travers des siècles, jusqu'à nos jours. Or quelle n'est pas notre surprise d'y trouver une page évoquant l'attitude du général Guisan en automne 1940, l'un des pires moments de la Deuxième Guerre pour la Suisse, totalement encerclée par les forces de l'Axe, et surtout d'y découvrir une face cachée du Général.   

«(...) Le 5 novembre 1940, l'écrivain et aumônier catholique Josef Konrad Scheuber présida le service religieux organisé à Morgarten, en souvenir de la bataille de 1315. Lors du voyage de retour, assis dans la voiture du Général Guisan, il s'adressa à lui pour lui faire part d'un sentiment personnel, à savoir que l'idée du Rapport du Rütli et du Réduit était due à l'intervention d'un ange gardien de la Patrie ...  Après un instant de silence, le Général lui répondit: ‘(...) Je suis protestant, vous êtes aumônier catholique. Je vous livre maintenant un secret que je n'ai jamais confié à personne. Je me lève très tôt le matin. Ma première pensée est celle-ci: que puis-je faire aujourd'hui pour le bien de ma Patrie? A genoux, je récite le Notre Père, les bras étendus. Je ne sais rien de meilleur. Ce que faisaient les anciens Confédérés, je le fais chaque matin. Et voici, maintenant, Mon capitaine, l'ordre que je vous donne: ce que je vous ai confié, vous n'en parlerez à personne, jusqu'à ce que la guerre soit terminée (...)[1]

Une telle confidence permet de mieux comprendre pourquoi, la même année, peu avant l'effondrement de la France, le 3 juin, le Général a émis un Ordre du jour rappelant que, «plus encore que les dispositions matérielles et  morales, il faut estimer la disponibilité spirituelle. Nos pères en étaient conscients, qui, avant chaque bataille, s'agenouillaient devant le Tout Puissant. Si jusqu'à aujourd'hui, la Suisse est pratiquement la seule à avoir été épargnée des horreurs de l'invasion, nous le devons avant tout à la protection divine. La conscience de Dieu doit rester vivante dans tous les coeurs; la prière du soldat doit s'unir à celle de son épouse, de ses parents, de ses enfants (...).»

 

Emblématique de la Suisse

Comment ne pas rapprocher ce témoignage du message qu'un jeune pasteur, également aumônier militaire, adressait à sa paroisse de la campagne vaudoise, au soir du 1er août 1995?

«(...) 1945-1995: cinquante ans après la fin de la Deuxième Guerre, les historiens suisses se penchent sur cette période difficile de notre histoire et sur ses acteurs principaux, notamment le Général Henri Guisan. Vous avez peut-être lu le dossier du journal Construire, où des historiens livrent leurs analyses de l'action du Général en des termes parfois critiques, voire même provocateurs pour l'un d'eux. La réaction des lecteurs a été unanime - outrée, scandalisée. On ne touche pas au Général!

Il est légitime que les historiens puissent effectuer leurs recherches en toute liberté d'esprit. Pour la bonne compréhension de notre passé, il ne doit pas y avoir dans son histoire de sujets tabous, ni même des zones d'ombre. Mais il est légitime aussi de demander à des historiens universitaires de ne pas s'arroger le rôle de censeur, de juge prononçant pompeusement ses sentences. Que faut-il penser, en effet, d'un professeur qui se permet de déclarer publiquement: ‘Guisan est un homme très moyen, à l'intelligence plutôt faible ( ...) Ce qu'il a le mieux réussi, c'est son mariage avec une femme d'une famille aisée'?

L'attitude des historiens provocateurs et donneurs de leçons est grave à double titre. D'une part, elle salit insidieusement la mémoire d'un homme et, d'autre part, elle feint de négliger l'importance, pour un peuple, de se référer à des figures emblématiques. Or Guisan n'a pas été seulement le commandant en chef de l'armée (...) Avec sa vision chrétienne de l'homme et de la vie, il a été la figure emblématique de la l'existence de la Suisse, de son esprit d'indépendance et de résistance, qu'il a incarnée avec ses qualités et ses défauts, ses limites.

Il est grave de méconnaître - ou pire de vouloir occulter - la dimension symbolique de l'action du Général. Pourquoi? Parce que tout peuple a profondément besoin de figures emblématiques pour se créer une identité, pour se donner une unité, tout comme notre être intérieur a besoin, très tôt, de rencontrer des figures typées - père, mère, institutrice, grand-mère - pour se constituer, pour se forger une personnalité (...).»

 

Un modèle et une référence

Vouloir évacuer ces références - sans dire, ni savoir, par quoi les remplacer  - conduit à une vacuité, une béance dont notre époque connaît les effets matérialistes débilitants, sinon dévastateurs! En prenant connaissance de ces lignes, un correspondant étranger, chargé d'une importante responsabilité militaire dans un pays proche du nôtre, apporte le complément suivant:

« L'anecdote - superbe! - que vous rapportez sur le général Guisan ne m'étonne guère, s'agissant d'un homme de cette élévation. Vous savez que je voudrais écrire un article sur lui, si le temps ne me manquait point. Je l'intitulerais probablement: Guisan, le général des impossibles décisions. Il me manquait l'élément spirituel - que vous m'avez transmis - si important car, sans lui, l'homme n'est pas un homme. Cette prière quotidienne que vous rapportez est émouvante, au sens étymologique du terme. Elle est sûrement (avec sûreté) la raison de la droiture de ses ordres et des incroyables décisions qu'il fit accepter par le gouvernement suisse. Je pense à l'abandon de la Suisse utile en cas d'invasion, pour réfugier l'âme, c'est-à-dire la souveraineté de votre pays, dans les montagnes du Sud.

Incroyable et sans équivalent dans l'histoire, à ma connaissance. Même la recommandation de traiter avec l'Union soviétique que fait le Maréchal Mannerheim, à l'hiver 1940 - alors que la Finlande a bloqué l'invasion - me semble moins difficile à admettre. Guisan priant chaque matin me fait penser à cette parole de l'un de nos grands capitaines de la Résistance, Poiteau, dit Stéphane, qui organisa une guérilla dans les Alpes en 1943-1944, avouant à l'un de ses amis, en faisant allusion aux terribles conditions de ce combat pendant les hivers: ‘Je n'ai tenu que parce que je faisais oraison cinq fois par jour.' (...)

Combien vous avez raison de souligner le caractère délétère de ces critiques incessantes contre les hautes figures de notre histoire nationale! On en voit les résultats de nos jours: ces hautes figures sont remplacées inconsciemment par des saltimbanques (...). Evidemment, comme ils ne valent rien, ne représentent rien, le peuple finit par le sentir et se tourne alors vers ... vers quoi? Rien. Il se croit malheureux, sans voir qu'il n'est que privé de modèle et, par là, de référence. Il ne lui reste que des espoirs terrestres, qui sont insuffisants à nourrir l'âme, ou seulement à l'empêcher de s'étioler (...).»

Ainsi, chacun à leur manière, par leur action et par leur exemple, Nicolas de Flüe lors de la Diète de Stans de 1481, où le partage du butin des Guerres de Bourgogne risque de faire éclater la jeune Confédération, et le général Guisan, en prenant les mesures extrêmes, mais salvatrices, de 1940,  nous rappellent que certaines lois fondamentales ont à régir la vie de la communauté, sous peine pour celle-ci, de sombrer dans le chaos, ou pire, l'insignifiance. Réfléchissons donc à deux fois, avant de donner congé à nos figures tutélaires...

 

Lieutenant-colonel Jean-Jacques Rapin


 


 

[1] Nicolas de Flüe, Frère Nicolas. Strasbourg, Edition du Signe, 2002, p. 37.

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Nous rentrons du Flüeli et du Ranft, l'ermitage de Nicolas de Flüe, frappés par le calme et l'harmonie des lieux. Cette sérénité n'est pas troublée par les groupes de pèlerins, venus des quatre coins de l'Europe. Au contraire, il s'en dégage une atmosphère de tranquille assurance et de paix,  sorte de ressourcement pour l'âme, qui tranche avec l'agitation de la vie quotidienne. Dans les hôtels, dans les musées, nombreuses sont les publications consacrées au saint Patron de notre pays. L'une d'entre elles, intitulée Nicolas de Flüe, Frère Nicolas, rappelle la permanence de son action au travers des siècles, jusqu'à nos jours. Or quelle n'est pas notre surprise d'y trouver une page évoquant l'attitude du général Guisan en automne 1940, l'un des pires moments de la Deuxième Guerre pour la Suisse, totalement encerclée par les forces de l'Axe, et surtout d'y découvrir une face cachée du Général.    «(...) Le 5 novembre 1940, l'écrivain et aumônier catholique Josef Konrad Scheuber présida le service religieux organisé à Morgarten, en souvenir de la bataille de 1315. Lors du voyage de retour, assis dans la voiture du Général Guisan, il s'adressa à lui pour lui faire part d'un sentiment personnel, à savoir que l'idée du Rapport du Rütli et du Réduit était due à l'intervention d'un ange gardien de la Patrie ...  Après un instant de silence, le Général lui répondit: ‘(...) Je suis protestant, vous êtes aumônier catholique. Je vous livre maintenant un secret que je n'ai jamais confié à personne. Je me lève très tôt le matin. Ma première pensée est celle-ci: que puis-je faire aujourd'hui pour le bien de ma Patrie? A genoux, je récite le Notre Père, les bras étendus. Je ne sais rien de meilleur. Ce que faisaient les anciens Confédérés, je le fais chaque matin. Et voici, maintenant, Mon capitaine, l'ordre que je vous donne: ce que je vous ai confié, vous n'en parlerez à personne, jusqu'à ce que la guerre soit terminée (...)[1].» Une telle confidence permet de mieux comprendre pourquoi, la même année, peu avant l'effondrement de la France, le 3 juin, le Général a émis un Ordre du jour rappelant que, «plus encore que les dispositions matérielles et  morales, il faut estimer la disponibilité spirituelle. Nos pères en étaient conscients, qui, avant chaque bataille, s'agenouillaient devant le Tout Puissant. Si jusqu'à aujourd'hui, la Suisse est pratiquement la seule à avoir été épargnée des horreurs de l'invasion, nous le devons avant tout à la protection divine. La conscience de Dieu doit rester vivante dans tous les coeurs; la prière du soldat doit s'unir à celle de son épouse, de ses parents, de ses enfants (...).»   Emblématique de la Suisse Comment ne pas rapprocher ce témoignage du message qu'un jeune pasteur, également aumônier militaire, adressait à sa paroisse de la campagne vaudoise, au soir du 1er août 1995? «(...) 1945-1995: cinquante ans après la fin de la Deuxième Guerre, les historiens suisses se penchent sur cette période difficile de notre histoire et sur ses acteurs principaux, notamment le Général Henri Guisan. Vous avez peut-être lu le dossier du journal Construire, où des historiens livrent leurs analyses de l'action du Général en des termes parfois critiques, voire même provocateurs pour l'un d'eux. La réaction des lecteurs a été unanime - outrée, scandalisée. On ne touche pas au Général! Il est légitime que les historiens puissent effectuer leurs recherches en toute liberté d'esprit. Pour la bonne compréhension de notre passé, il ne doit pas y avoir dans son histoire de sujets tabous, ni même des zones d'ombre. Mais il est légitime aussi de demander à des historiens universitaires de ne pas s'arroger le rôle de censeur, de juge prononçant pompeusement ses sentences. Que faut-il penser, en effet, d'un professeur qui se permet de déclarer publiquement: ‘Guisan est un homme très moyen, à l'intelligence plutôt faible ( ...) Ce qu'il a le mieux réussi, c'est son mariage avec une femme d'une famille aisée'? L'attitude des historiens provocateurs et donneurs de leçons est grave à double titre. D'une part, elle salit insidieusement la mémoire d'un homme et, d'autre part, elle feint de négliger l'importance, pour un peuple, de se référer à des figures emblématiques. Or Guisan n'a pas été seulement le commandant en chef de l'armée (...) Avec sa vision chrétienne de l'homme et de la vie, il a été la figure emblématique de la l'existence de la Suisse, de son esprit d'indépendance et de résistance, qu'il a incarnée avec ses qualités et ses défauts, ses limites. Il est grave de méconnaître - ou pire de vouloir occulter - la dimension symbolique de l'action du Général. Pourquoi? Parce que tout peuple a profondément besoin de figures emblématiques pour se créer une identité, pour se donner une unité, tout comme notre être intérieur a besoin, très tôt, de rencontrer des figures typées - père, mère, institutrice, grand-mère - pour se constituer, pour se forger une personnalité (...).»   Un modèle et une référence Vouloir évacuer ces références - sans dire, ni savoir, par quoi les remplacer  - conduit à une vacuité, une béance dont notre époque connaît les effets matérialistes débilitants, sinon dévastateurs! En prenant connaissance de ces lignes, un correspondant étranger, chargé d'une importante responsabilité militaire dans un pays proche du nôtre, apporte le complément suivant: « L'anecdote - superbe! - que vous rapportez sur le général Guisan ne m'étonne guère, s'agissant d'un homme de cette élévation. Vous savez que je voudrais écrire un article sur lui, si le temps ne me manquait point. Je l'intitulerais probablement: Guisan, le général des impossibles décisions. Il me manquait l'élément spirituel - que vous m'avez transmis - si important car, sans lui, l'homme n'est pas un homme. Cette prière quotidienne que vous rapportez est émouvante, au sens étymologique du terme. Elle est sûrement (avec sûreté) la raison de la droiture de ses ordres et des incroyables décisions qu'il fit accepter par le gouvernement suisse. Je pense à l'abandon de la Suisse utile en cas d'invasion, pour réfugier l'âme, c'est-à-dire la souveraineté de votre pays, dans les montagnes du Sud. Incroyable et sans équivalent dans l'histoire, à ma connaissance. Même la recommandation de traiter avec l'Union soviétique que fait le Maréchal Mannerheim, à l'hiver 1940 - alors que la Finlande a bloqué l'invasion - me semble moins difficile à admettre. Guisan priant chaque matin me fait penser à cette parole de l'un de nos grands capitaines de la Résistance, Poiteau, dit Stéphane, qui organisa une guérilla dans les Alpes en 1943-1944, avouant à l'un de ses amis, en faisant allusion aux terribles conditions de ce combat pendant les hivers: ‘Je n'ai tenu que parce que je faisais oraison cinq fois par jour.' (...) Combien vous avez raison de souligner le caractère délétère de ces critiques incessantes contre les hautes figures de notre histoire nationale! On en voit les résultats de nos jours: ces hautes figures sont remplacées inconsciemment par des saltimbanques (...). Evidemment, comme ils ne valent rien, ne représentent rien, le peuple finit par le sentir et se tourne alors vers ... vers quoi? Rien. Il se croit malheureux, sans voir qu'il n'est que privé de modèle et, par là, de référence. Il ne lui reste que des espoirs terrestres, qui sont insuffisants à nourrir l'âme, ou seulement à l'empêcher de s'étioler (...).» Ainsi, chacun à leur manière, par leur action et par leur exemple, Nicolas de Flüe lors de la Diète de Stans de 1481, où le partage du butin des Guerres de Bourgogne risque de faire éclater la jeune Confédération, et le général Guisan, en prenant les mesures extrêmes, mais salvatrices, de 1940,  nous rappellent que certaines lois fondamentales ont à régir la vie de la communauté, sous peine pour celle-ci, de sombrer dans le chaos, ou pire, l'insignifiance. Réfléchissons donc à deux fois, avant de donner congé à nos figures tutélaires...   Lieutenant-colonel Jean-Jacques Rapin     [1] Nicolas de Flüe, Frère Nicolas. Strasbourg, Edition du Signe, 2002, p. 37.
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