Ludovic Monnerat
Immigrés islamistes contre bases militaires : le retour de la symétrie ?
Le 8 mai dernier, le FBI a arrêté 6 ressortissants étrangers préparant une attaque armée sur la base toute proche de Fort Dix, dans le New Jersey, après une longue surveillance. Six jours plus tôt, c'est la DST qui a arrêté à Nancy un franco-algérien préparant une attaque armée entre autres sur la base de Dieuze, après l'avoir surveillé pendant deux ans.
Ces événements sont proches à bien des égards : les hommes interpellés sont des islamistes convaincus, des combattants issus de l'immigration qui avaient déjà commencé leur passage à l'acte. Ce sont également des individus isolés et autodidactes qui n'ont jamais passé par un camp d'entraînement terroriste en Asie centrale, des électrons libres et mineurs de la mouvance islamiste.
Dans chaque cas, des dénonciations de particuliers ou de proches ont permis aux services de sécurité d'identifier la menace, de suivre son évolution, puis d'y mettre un terme assez tôt pour éviter une attaque et assez tard pour assurer une récolte de preuves et d'aveux accablants. Mais que se serait-il passé en l'absence de telles dénonciations ?
L'avantage du djihadiste amateur
Le cas américain mérite que l'on s'y attarde. Les 6 jeunes hommes âgés de 22 à 28 ans que le FBI a mis sous les verrous étaient tous des immigrés musulmans nés dans les Balkans ou au Moyen-Orient, puis arrivés très jeunes sur le continent (et pour moitié restés illégalement). Le groupe a commencé à se former en 1999, lorsque 3 d'entre eux ont débuté ensemble l'école supérieure, puis s'est progressivement radicalisé en accordant toujours plus de place dans sa vie à la religion musulmane.
La source de cette radicalisation n'est pas encore connue : un oncle des 3 frères d'origine albanaise composant le groupe était dès les années 90 un islamiste convaincu, mais d'autres facteurs sont également entrés en ligne de compte, parmi lesquels les conflits armés en cours et la propagande islamiste disponible sur Internet. Quoi qu'il en soit, le groupe a été découvert lorsque ses membres ont remis à l'employé d'un commerce une cassette vidéo, sur laquelle on les voyait employant des armes et chantant « Allah Akbar », afin de la transférer sur DVD. Ce dont la police a été rapidement informée.
Les informations actuellement disponibles, notamment dans l'acte d'accusation des djihadistes qui retrace l'enquête du FBI et l'infiltration du groupe, montrent ainsi la progression des actes préparatoires prouvés en vue d'une attaque armée :
- 3.1.06 : entraînement aux armes à feu ;
- 11.8.06 : reconnaissance des bases de Fort Dix et Fort Monmouth ;
- 13.8.06 : reconnaissance de la base aérienne de Dover et du bâtiment des garde-côtes à Philadelphie ;
- 28.11.06 : acquisition d'une carte détaillée de la base de Fort Dix ;
- 2.2.07 : entraînement intensif aux armes à feu (pistolets, fusil à pompe, fusil semi-automatique) ;
- 26.2.07 : entraînement tactique (avec paintball) ;
- 15.3.07 : entraînement tactique (idem) ;-
- 6.4.07 : commande de 4 fusils d'assaut AK-47 et de plusieurs M-16 ;
- 27.4.07 : commande d'un fusil d'assaut AK-47 supplémentaire.
Ces actions n'ont rien d'extravagant d'un point de vue militaire : instruction de base, acquisition de renseignements, instruction de groupe et prise du matériel nécessaire sont bien ce qu'une formation armée ferait en vue d'une action directe sur un objectif fortement défendu. La principale différence, c'est que la discrétion souhaitée pour l'action et les ressources limitées de ses auteurs imposent une préparation étalée sur plusieurs années. Et ceci dans un cas comme dans l'autre.
Les informations disponibles sur le cas en France, sont bien moins nombreuses ; elles indiquent cependant que l'homme arrêté a procédé à des tests d'explosifs en 2006, et qu'il avait envisagé plusieurs cibles civiles, outre la base militaire où est stationné le 13e régiment de dragons parachutistes, l'une des unités spéciales françaises ayant selon toute vraisemblance participé à la traque des dirigeants islamistes en Afghanistan.
Dénoncé comme islamiste en 2004 par sa première femme (qui l'a quitté en emmenant sa fille aînée), il a également voyagé à Londres, en Algérie et au Liban - ce qui laisse supposer une possible influence durant ces voyages. Depuis des mois, il était en contact avec des membres d'Al Qaïda au Maghreb islamique, l'ancien Groupe salafiste pour la prédication et le combat (GSPC), et la perquisition effectuée à son domicile a permis de retrouver des bonbonnes de gaz, un extincteur vide et de la documentation sur les armes et la fabrication d'explosifs.
Ces djihadistes sont bien entendu des amateurs : leur méconnaissance des règles élémentaires en matière de sécurité opérationnelle, notamment, a grandement facilité l'intervention des services de sécurité. De même, ils se sont lancés dans leur entreprise sans formation préalable, en apprenant sur le tas et en cherchant de la documentation en ligne. Malgré cela, la récente fusillade de Virginia Tech a montré que les amateurs, dès lors qu'ils sont armés et fanatisés, sont parfaitement capables de provoquer un massacre.
Quel aurait pu être l'effet d'une attaque armée sur la base de Fort Dix, où travaillent quelque 16'000 militaires et civils, et où l'U.S. Army procède essentiellement à l'instruction de ses réservistes ? Compte tenu du trafic immense au quotidien, et du fait que l'un des djihadistes avait accès à la base puisqu'il y avait livré des pizzas au service de son père, l'effet de surprise aurait été probable et des dizaines de personnes seraient probablement tombées sous le feu du groupe islamistes avant que la garde de la base ne parvienne à réagir efficacement.
Bien entendu, les actions dans la profondeur sur une base ennemie forment un mode opératoire qui a été pratiqué au cours de nombreux conflits ; mais il y a une différence entre rechercher une neutralisation opérative par la fixation de forces en défense (action du SAS en Afrique du Nord durant la Seconde guerre mondiale, par exemple) et le coup d'éclat stratégique consistant à frapper par surprise une base réputée inviolable (raid sous-marin allemand sur Scapa Flow, par exemple) d'une puissance ennemie bien plus forte que soi-même.
Un raid mené sur Fort Dix, même s'il n'aurait laissé aucune chance de survie à ses auteurs, aurait ainsi eu un retentissement planétaire immédiat et aurait bien entendu constitué un affront majeur pour les États-Unis. Ses auteurs, qui n'auraient pas pu être considérés comme des terroristes puisqu'ils se seraient attaqués à une cible militaire, seraient devenus des héros pour toute la mouvance islamiste, pour une partie des populations arabo-musulmanes, et pour tout ce que le monde compte d'anti-américains.
Car si le terroriste suscite l'opprobre en frappant de façon indiscriminée des non-combattants et s'engage généralement sur une voie sans issue positive, le djihadiste affrontant au prix de sa vie l'ennemi juré en s'attaquant à ses soldats tout-puissants récolte un bénéfice au moins équivalent en terme d'impact sur les opinions publiques, sur la volonté des dirigeants politiques, sans perdre le moins du monde en légitimité. Et ceci encore plus s'il s'agit d'un amateur menant son combat dans une infériorité matérielle totale.
Il est naturellement prématuré de voir derrière ces deux cas un retour en grâce de la symétrie, une recherche d'un affrontement du faible au fort respectant le droit de la guerre pour augmenter l'efficacité stratégique à moyen et à long terme. Mais l'avènement de combattants à la fois invisibles, isolés et autodidactes montre le pouvoir toujours plus grand que l'individu peut acquérir, et la dimension toujours plus sociétale des conflits armés. Avec des conséquences sur leur durée, puisqu'à la lente maturation des soldats répond le patient désamorçage des casus belli, parallèlement à l'attrition de leurs effets.
Pour mémoire, une tentative d'attentat a déjà eu lieu sur Fort Dix en 1970, en pleine guerre du Vietnam. Mais ses auteurs, des opposants radicaux à ce conflit, s'étaient par erreur fait exploser dans leur domicile...
Lt col EMG Ludovic Monnerat