Selon des révélations publiées le 2 juillet dans le journal Le Monde, la France a soutenu le régime rwandais pendant la période 1990-1994 en ayant parfaitement connaissance des prémices de génocide dans le pays. Cela contredit nettement les affirmations officielles selon lesquelles les massacres ont pris les troupes françaises par surprise.
Il ne s'agit pas que d'une question purement anecdotique. Certains de ces documents ont été transmis le 27 juin à la juge d'instruction du Tribunal aux armées de Paris Florence Michon, chargée d'une information judiciaire ouverte en décembre 2005 pour "complicité de génocide" et "complicité de crime contre l'humanité" visant l'armée française.
Le Rwanda accuse Paris d'avoir soutenu les forces qui ont commis le génocide et l'armée française d'avoir facilité la fuite des génocidaires dans le cadre de l'opération militaro-humanitaire Turquoise, en été 1994, sous mandat de l'ONU. Mais le procès oblige à rouvrir certains dossiers plus anciens, remontant des années auparavant, et met en lumière la force des liens entre Paris et Kigali.
Quelques extraits de l'article du Monde permettent de mieux comprendre comment la France s'est laissée impliquer dans un génocide.
A partir de la fin de l'année 1990, plus de trois ans avant le déclenchement du génocide, l'Elysée avait reçu des signaux d'alerte diplomatiques et militaires. Des signaux aussitôt négligés, au nom d'une vision conservatrice façonnée par l'histoire coloniale de la politique africaine de la France.
Le 3 octobre 1990, le régime rwandais sollicite l'appui de la France contre l'offensive conduite par le FPR. François Mitterrand décide de l'envoi d'une compagnie du 2e régiment étranger de parachutistes afin de protéger, voire d'évacuer, les Français sur place. Le détachement Noroit restera trois ans. Ses effectifs monteront jusqu'à 680hommes, soit quatre compagnies. (...) [Dès] octobre 1990, le colonel Galinié, attaché de défense à Kigali, s'alarme dans un télégramme diplomatique (...) que le conflit finisse par dégénérer en guerre ethnique."
Mais il y a plus important que l'éventuel affrontement entre Hutus et Tutsis:
Et à l'Elysée? On pense stratégie, front contre front. Il faut aider Habyarimana coûte que coûte et endiguer l'influence anglo-saxonne dans la région portée par l'Ouganda (...) Mais la situation se dégrade. Le soutien français au régime n'apporte pas de résultats. "La guerre déstabilise et radicalise de plus en plus" le Rwanda, affirme même Paul Dijoud, le directeur des affaires africaines du Quai, dans une note du 11 mars 1992 qui appelle à un renforcement de l'appui de la France à Kigali. Les livraisons d'armes s'accélèrent.
Le terme génocide est employé pour la première fois en janvier 1993 - un an et demi avant la date officielle du début des massacres - par l'ambassadeur français, comme un but recherché par le pouvoir:
[Le président rwandais] aurait intimé "l'ordre de procéder à un génocide systématique en utilisant, si nécessaire, le concours de l'armée et en impliquant la population locale dans les assassinats", rapporte l'ambassadeur.
Là encore, pour l'Elysée, les priorités sont toutes autres; peu importe les exactions du régime, il s'agit de le préserver, car une menace bien pire pèse sur l'avenir du pays: le FPR est en mesure de prendre Kigali, bénéficiant entre autres de la "complicité bienveillante du monde anglo-saxon." L'anglo-saxon et ses sbires, voilà l'ennemi. L'entourage du président Mitterrand est obsédé par la préservation de l'influence française dans la région.
Les services de renseignement français rapportent pourtant les "véritables massacres ethniques" et montrent les responsables à leurs yeux. Selon une note de la DGSE:
"Il s'agirait d'un élément d'un vaste programme de purification ethnique dirigé contre les Tutsis", fomenté au sommet de l'Etat.
Mais foin de ces analyses, les alliés sont les alliés. Le général Christian Quesnot, chef d'état-major particulier de François Mitterrand, ainsi que le numéro 2 de la cellule Afrique de l'Elysée, Dominique Pin, refusent d'évacuer. "C'est l'échec de notre présence et de notre politique au Rwanda. Notre crédibilité sur le continent en souffrirait."
L'unité de façade du gouvernement se fissue. Pierre Joxe, ministre de la défense, se dit "préoccupé" par la position française. Mais autour de François Mitterrand, il s'agit de justifier à tout prix la politique française - au besoin, en altérant la façon dont les événements sont relatés à la population française.
[Le général Quesnot] propose au président d'incriminer la rébellion en exigeant "une réorientation forte et immédiate de l'information des médias [français] sur notre politique au Rwanda en rappelant notamment (...) les graves atteintes aux droits de l'homme du FPR: massacres systématiques de civils, purification ethnique, déplacement de population...".
En 1993 survient une cohabitation qui ne change pas grand-chose. Edouard Balladur ne remet pas en cause les options choisies jusqu'ici. Les accords d'Arusha sont enfin signés, annonçant un partage du pouvoir entre le gouvernement et les rebelles, des élections dans les vingt-deux mois à venir, et surtout, le départ de l'essentiel des troupes françaises dans la dignité. Mais ces accords ont autant de valeur qu'une feuille de papier et n'abusent personne.
Dans un télégramme diplomatique du 12 janvier, l'ambassadeur à Kigali rapporte les confidences d'un informateur du représentant des Nations unies. Celui-ci a livré les détails "graves et plausibles" d'un plan de déstabilisation radicale du pays. Il commencerait par des provocations contre les troupes du FPR à Kigali, pour susciter une riposte.
"Les victimes rwandaises que ne manqueraient pas de provoquer ces réactions seraient alors le prétexte à l'élimination physique des Tutsis de la capitale, explique le diplomate. Selon l'informateur de la Minuar, 1700 Interhamwe [membres des milices populaires] auraient reçu une formation militaire et des armes pour cela, avec la complicité du chef d'état-major FAR. La localisation précise des éléments tutsis de la population de Kigali devrait en outre permettre d'éliminer 1000 d'entre eux dans la première heure après le déclenchement des troubles."
Trois mois plus tard, le 6 avril, un missile abat l'avion transportant le président Juvénal Habyarimana. En quelques heures, la machine génocidaire se met en marche comme prévu.
Dès lors, la France ne cherche plus qu'à se couvrir.
"Matignon et le Quai d'Orsay souhaitent, dans cette nouvelle crise rwandaise, qui risque d'être très meurtrière, que la France ne soit pas en première ligne", écrit Bruno Delaye à François Mitterrand, le lendemain de l'attentat. La priorité est l'évacuation des Français. Elle s'effectue en quelques jours. La communauté internationale est paralysée et aphone. (...)
La ligne française demeure marquée par ses pesanteurs historiques, quitte à nier la réalité. Le 6 mai, le général Quesnot résume le danger d'une victoire militaire éventuelle du FPR, sa hantise. "Le président [ougandais] Museveni et ses alliés auront ainsi constitué un Tutsiland avec l'aide anglo-saxonne (...)"
Malheureusement pour la position française, l'histoire des années 1990-1994 a des témoins: des ONG mettent en cause la France, forçant l'Elysée à publier un communiqué exceptionnel pour dénoncer les "procès sommaires" qui lui sont faits. Les médias n'auraient rien compri : la France serait à louer pour son engagement au Rwanda...
L'opération humanitaire "Turquoise" est lancée; elle va durer jusqu'au 22août. "Toute cette mission doit être présentée comme une étape nouvelle de notre politique: le passé est le passé", écrit Bruno Delaye le 21 juin. Mais il est difficile d'imposer l'idée d'une virginité en matière de politique africaine, après plus de trois ans d'étroite coopération avec Kigali.
Les affrontements ont fait 800'000 morts, essentiellement des membres de la minorité tutsie et des opposants hutus, en une centaine de jours durant l'année 1994. Il faudrait remonter le temps et laisser se dérouler l'histoire différemment pour savoir si, en ayant une autre attitude et une autre politique, la France et ses troupes déployées au Rwanda auraient pu désamorcer le génocide en gestation avant qu'il n'ensanglante le pays. Mais une chose est sûre, les liens indiscutables qui viennent d'être révélés entre le régime d'Habyarimana et le gouvernement présidé par François Mitterrand affaiblissent considérablement la crédibilité de la ligne de défense française.
L'histoire de la France au Rwanda résume mieux que n'importe quelle théorie les conséquences d'une ligne de conduite oscillant sans cesse entre l'intérêt stratégique et les impératifs éthiques.