Capitaine (R) Mathieu Durand[1]
«Ça ne te gêne pas de travailler dans l'armement?» Cette question, tous ceux qui utilisent, produisent ou vendent des armes y ont eu droit un jour ou l'autre. Il est normal de l'entendre, comme de se la poser à soi-même. Car un soldat, un ingénieur ou un gestionnaire est d'abord un homme (ou une femme) doté d'une conscience et de convictions, donc d'une capacité de questionnement sur ses actes, sur ce qu'il vit et sur le monde qui l'entoure.
(...) Existe-t-il une légitimité éthique au commerce des armements? Ici, deux précisions s'imposent. Premièrement, nous considérerons le seul commerce officiel, celui qui met en jeu les grands industriels de défense occidentaux, dans un cadre légal et sous contrôle gouvernemental; les officines douteuses ou les sociétés de certains pays peu regardants sont par définition hors de notre sujet, sans parler naturellement des trafiquants et autres mafias. Deuxièmement, nous nous intéresserons au commerce des armements en tant que tel, dans son principe, en laissant volontairement de côté les pratiques qui en découlent parfois (pressions, corruption, etc.). Ces pratiques existent et sont bien évidemment condamnables, mais elles constituent plus la conséquence que l'essence du problème posé. Monnaie courante dans de nombreux autres secteurs du commerce international, elles ne sauraient être considérées comme spécifiques aux ventes d'armes.
Les fausses bonnes raisons
Les premiers arguments qui viennent à l'esprit pour justifier les exportations d'armement résultent de considérations industrielles, économiques ou politiques.
Une industrie d'armement doit, en temps normal, répondre à des besoins d'équipements nationaux limités en quantité, tout en restant capable d'augmenter la production en cas de crise. Pour maintenir le savoir-faire et l'outil industriel, pour rester dans la course technologique (dont les retombées bénéficient au secteur civil), l'exportation représente une solution évidente. Sur le plan économique, elle est parfois la condition de la rentabilité des entreprises d'armement. Le budget de la défense y trouve aussi son intérêt car les commandes étrangères peuvent financer une partie des développements, voire diminuer les coûts de la série par effet d'échelle, ce qui permet de maintenir des prix acceptables malgré la tendance générale au renchérissement des équipements. En outre, toute exportation représente un gain pour la richesse nationale.
Peuvent intervenir encore des impératifs plus conjoncturels: par exemple, augmenter leurs ventes revient à soutenir certaines entreprises d'armement en difficulté, dans un contexte de restructurations difficiles. Sur un plan politique enfin, il peut sembler nécessaire de fournir des armes à un pays pour contrer l'influence d'un autre État ou pour créer un rapport de force régional favorable aux intérêts stratégiques du pays fournisseur.
Ces arguments peuvent être sincères et recevables à l'intérieur de leurs logiques industrielles, économique et politique. Ils sont cependant hors de toute logique éthique. En faire les seuls et uniques critères de la vente des armes serait même moralement irresponsable et reviendrait à réduire d'autres peuples au rôle d'objets à faire la guerre, sans aucune prise en compte des raisons et des conséquences de ces guerres. Ce serait courir le risque de nourrir des germes de conflit tout en affectant de s'en désintéresser, voire en escomptant de nouveaux marchés en retour. L'ultime argument selon lequel, si un État refuse de fournir des armes, un autre le fera à sa place, est également dénué de tout fondement moral. L'exportateur ne peut en aucun cas prétendre que la décision revient au seul acheteur sous prétexte de souveraineté nationale[2]. Car les armements, qui entretiennent un lien indissociable avec la violence, ne sont pas une marchandise comme les autres.
Pour entrer dans un raisonnement véritablement éthique, il faut nous pencher à la fois sur la nature des armements et sur l'utilisation qui en est faite, c'est-à-dire sur la guerre (y compris civile, le cas échéant). Existe-t-il des critères qui nous permettent de déterminer des situations dans lesquelles il est légitime de recourir à la force armée, ce qui justifie ipso facto la production ou l'achat, donc le com- merce, de matériels militaires? Existe-t-il des critères qui puissent désigner un armement comme immoral en soi, indépendamment des buts poursuivis par ceux qui l'utiliseraient?
On peut tenter de répondre à ces questions en examinant comment les religions, la philosophie politique, le droit naturel et les relations internationales ont modelé le droit de la guerre, celui-ci étant compris sous ses deux aspects: le droit "à" la guerre (Jus ad bellum) qui fixe les conditions autorisant le recours à la violence armée, et le droit "dans" la guerre (Jus in bello) qui définit les actes ou les armements admis au conflit. Cette approche nous servira de fil conducteur, même si nous savons, avec Kant, que l'éthique et le droit ne se confondent pas.
«La guerre juste»
Historiquement, on peut considérer que le premier véritable droit de la guerre est celui contenu dans la doctrine catholique dite de la «guerre juste». Celle-ci a été énoncée par saint Augustin au Ve siècle, approfondie par saint Thomas d'Aquin au XIIIe, puis complétée dans une tournure plus juridique par les prêtres légistes Francisco de Vitoria et Francisco Suarez au XVIe. Elle fournira la base de certains travaux du «Père du droit des gens», le juriste et diplomate calviniste hollandais Hugo Grotius (XVIIe siècle). D'après cette doctrine, pour qu'une guerre soit moralement acceptable, il faut que:
- que son initiative revienne à l'ennemi,
- que l'autorité qui la décrète soit légitime,
- que tous les autres recours aient été épuisés,
- qu'elle relève d'une intention droite (sans autres buts que le maintien de l'existence libre et souveraine de l'État ou de la nation),
- qu'elle ait des chances de succès raisonnables,
- qu'elle suppose un usage raisonné de la violence, sans perdre de vue la proportion nécessaire entre les maux engendrés par la guerre et ceux qu'elle permettra d'éviter,
- qu'elle distingue entre combattants et non-combattants.
Ces conditions, qui distinguent déjà un Jus ad bellum (la légitime défense) et un Jus in bello (immunité des non-combattants et proportionnalité de la riposte), sont mutatis mutandis toujours valables aux yeux de l'Église qui les a élargies aux nouvelles réalités internationales: la guerre juste peut aujourd'hui se concevoir par solidarité au profit d'une nation tiers menacée (de l'interposition humanitaire à l'assistance ou à l'alliance militaire classique); dans certains cas de tyrannie avérée, la lutte menée par un groupe non-étatique peut, elle aussi, être qualifiée de juste.
Ainsi définie et délimitée, cette légitimité du recours aux armes, donc de leur acquisition si le pays concerné n'en produit pas, n'est cependant pas absolue. Elle est conditionnée, insiste l'Église, par le principe de stricte suffisance des arsenaux. Quoiqu'il incombe en premier lieu aux pays importateurs de justifier leurs commandes en vertu de ce principe, les exportateurs ont l'obligation morale d'en tenir compte.
Le droit naturel de légitime défense
Le droit de la guerre se laïcise à partir de Grotius et de son De jure belli ac pacis (1625), premier code du droit international public: «La puissance souveraine doit être limitée par la force du droit, à défaut d'organes supérieurs aux États.» Il ne s'agit plus ici du droit canon, mais du droit naturel, celui qui se trouve inné dans la conscience de l'homme. La philosophie des Lumières favorise cette laïcisation du droit, mais n'empêche pas le déclin du Jus ad bellum, sous l'influence des thèses amorales de Machiavel selon lesquelles le Prince n'a pas à justifier son action. Les juristes privilégient donc la compétence et la forme: une guerre est licite, quel que soit son objet, si elle est précédée d'une déclaration de guerre et entreprise par un État souverain. Même la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen (1789), qui affirme le droit à la sûreté, la résistance à l'oppression et la nécessité d'une force publique, n'infirme pas le droit à la guerre (la Révolution la fit d'ailleurs à l'Europe entière).
Le Jus in bello, en revanche, suscite plus d'intérêt, notamment à partir du XVIIIe siècle. Il semble triompher au XIXe avec la montée en puissance des droits de l'homme: conventions de Genève en 1863-64 (droit humanitaire sur les blessés de guerre et fondation de la Croix- Rouge), conventions de La Haye en 1899-1907 (droit régissant le déclenchement, la conduite et la fin des hostilités, le respect des pays neutres, l'usage des gaz et de certains projectiles, etc.). L'apaisement des tensions internationales après 1870 et le développement d'un fort courant pacifique ont doté l'Europe d'un corpus juridique unique dans l'histoire pour limiter la violence des conflits... jusqu'à ce que la Première Guerre mondiale et ses horreurs sans précédent démontrent que le droit dans la guerre est inopérant.
Peut-être faut-il alors réactiver le droit à la guerre pour tenter d'empêcher la guerre elle-même? En 1 920, le pacte de la Société des Nations, ancêtre de l'ONU, interdit, pour la première fois, la guerre d'agression. La licéité du recours à la force n'est reconnue qu'en cas d'échec de l'arbitrage international, de refus d'un pays d'obtempérer à une décision de la SdN ou de défense d'un droit relevant de la compétence exclusive d'un État. La guerre devient donc l'ultime recours. En 1928, la tendance à restreindre légalement la possibilité de faire la guerre croit obtenir un succès définitif avec le traité de Paris initié par le ministre français Aristide Briand et le secrétaire d'État américain Kellogg: la guerre est déclarée «hors la loi». Onze ans plus tard, parachevant une longue succession d'agressions et de provocations internationales, Hitler déclenche la Seconde Guerre mondiale en attaquant la Pologne...
Le non-respect, pour dire le moins, des grands principes pacifiques et l'inefficacité chronique de la SdN sont pris en compte après la Seconde Guerre mondiale lors de la création de l'ONU. La Charte des Nations unies, rédigée en 1945 et signée depuis par la quasi-totalité des États de la planète, interdit à ceux-ci de recourir à la violence pour régler leurs différends. Cette charte reconnaît cependant «le droit naturel de légitime défense, individuelle ou collective, dans le cas où un membre des Nations unies est l'objet d'une agression armée[3].» Subséquemment, chaque Etat est fondé à se doter des armements nécessaires à cette légitime défense. Avec la chute du mur de Berlin et la fin de la guerre froide, la sécurité collective promue par l'ONU devient plus opératoire, mais sans remettre en cause l'article 51 de la Charte, quoique celui-ci soit parfois très critiqué par certains pays ou ONG.
Le désarmement
Pour chaque pays, la vente ou l'acquisition d'armements défensifs doit toutefois s'inscrire dans les limites des obligations internationales librement consenties au Jus in bello en vigueur. Celui-ci a été relancé, malgré tout, après l'hécatombe de 1914-1918 pour tenter, non plus tant de codifier l'utilisation des armes, que d'en diminuer le nombre. On sait ce qu'il en advint en Allemagne, en Italie, au Japon... Après le second conflit mondial, la guerre froide et la dissuasion nucléaire découragent toute idée de désarmement. Tout au plus est-il progressivement question d'envisager une maîtrise des armements après la crise des fusées de Cuba, en 1962.
La conscience d'être alors passé tout prêt de l'apocalypse nucléaire contribue en effet à la signature de quelques engagements timides (bien sûr non dénués d'arrière-pensées): traités de non-prolifération nucléaire (TNP) et de limitation des arsenaux stratégiques (SALT), convention sur les armes biologiques. La vraie décrue s'amorcera dans les années 80-90: convention sur les mines, traités de réduction des forces nucléaires (START) et conventionnelles, convention sur les armes chimiques, embargos divers, etc. Ajoutés à ceux mis en place depuis le XIXe siècle, ces accords composent un corpus juridique qui fixe des niveaux quantitatifs pour certains pays, décrète des restrictions ponctuelles pour d'autres, et surtout:
- interdit la production et/ou la vente de certaines armes réputées immorales (balles dum-dum, grenades quadrillées, mines, armes chimiques, biologiques et nucléaires, etc.);
- impose des règles générales limitant l'emploi de toutes les catégories d'armement (éviter les maux superflus ou des souffrances inutiles, ne pas endommager gravement l'environnement naturel, distinguer les combattants des non-combattants);
- impose, en plus, des règles d'emploi particulières pour certaines armes (par exemple, les armes incendiaires).
Synthèse
Si l'on tente de synthétiser tout ce qui précède, on peut dire qu'une vente d'armes est aujourd'hui moralement acceptable:
? si ces armes
- correspondent, dans leur nature et leur volume, à des besoins strictement défensifs (préservation des intérêts vitaux);
- ne sont pas visées par les accords internationaux d'interdiction et de limitation (tout en sachant qu'il existe certainement des armes que l'on pourrait qualifier d'immorales et qui sont non réglementées pour des raisons politiques diverses);
? si l'acheteur:
- est une autorité légale et/ou légitime;
- présente des garanties d'une utilisation raisonnable de l'armement livré, conformément aux conventions et/ou aux principes animant le Jus in bello.
Les entreprises d'armements ne sont pas à même d'apprécier tous ces paramètres: ce rôle doit être celui des états. Tous les pays n'en sont pas convaincus.
Le cas français
Qu'en est-il de l'Europe et de la France? L'Union européenne est indiscutablement en pointe en matière de contrôle des ventes d'armes, comme en témoignent à la fois les légis- lations nationales et les réglementations internationales qui existent en son sein. La France arrive, suivant les années, au troisième ou au qua- trième rang mondial des pays exportateurs d'armement. Mais son dis- positif juridique, administratif et technique de contrôle n'est pas le moins sévère des pays européens.
Toute entreprise française qui souhaite exporter un matériel de guerre doit solliciter l'autorisation du Gouvernement à chaque étape du processus commercial: d'abord pour prospecter et répondre à un appel d'offres, ensuite pour négocier le contrat, enfin pour le signer. Une autorisation finale d'exportation est encore nécessaire avant la livraison, sans oublier le contrôle douanier. Tous les ministères compétents sont associés aux décisions ci-dessus, par l'intermédiaire de la Commission interministérielle d'étude des exportations des matériels de guerre. Cette commission réunit notamment des représentants de la Défense, des Affaires étrangères et de l'Économie.
Notons qu'il est actuellement question de moderniser ces procédures, dont l'origine lointaine remonte aux années trente, pour les rendre plus réactives dans un contexte de concurrence internationale croissante.
Fort bien sur la forme, dira-t-on, mais sur le fond? Les critères éthiques sont-ils les seuls pris en considération par la France dans toute décision d'exporter un armement? Non, bien sûr. Car les ventes d'armes mettent en jeu, nous l'avons vu, les intérêts industriels, économiques et géopolitiques d'un pays. Que se passe-t-il quand ces intérêts ne sont pas compatibles avec les critères éthiques? Dans ce cas, c'est à l'État qu'il revient de résoudre la contradiction entre ce que le sociologue allemand Max Weber appelait l'éthique de la conviction (s'en tenir à l'intangibilité des valeurs, quelles que soient les conséquences pratiques des choix qu'elle entraîne) et l'éthique de la responsabilité (assumer des conséquences mauvaises pour affirmer la suprématie d'un bien politique ou industriel). Gérer ce type de contradiction est la vocation même du Politique. La réponse à la question initiale ne dépend donc pas que de nous. Ce qui n'est certainement pas une raison pour abdiquer toute réflexion personnelle.
M.D.
[1] Mathieu Durand (ORSEM 2002) est cadre dans une entreprise française liée au secteur de la Défense. Ce texte a paru dans le Bulletin de la Réunion des officiers de réserve du service d'état-major (ORSEM), 4e trimestre 2007.
[2] On peut cependant plaider que certains vendeurs ne sont pas prêts à placer sous embargo les pièces détachées et la maintenance de leurs matériels quand ceux à qui ils les ont vendus en font un mauvais usage. Sous cet angle, le «mieux-vaut-que-ce-sait- nous-qui-vendions-plutôt-qu'un-autre» peut donc être un argument recevable de la part d'une démocratie.
[3] Article 51.