Les récents conflits ont rappelé le rôle essentiel du char de combat, grâce à sa combinaison unique de mobilité, de protection et de puissance de feu. Sa longue évolution depuis les guerres mondiales lui permet de rester un outil essentiel au sein des armées.
Sans remonter à la cuirasse blindée de Léonard de Vinci ou au bélier destiné à défoncer les murailles, les engins de combat protégés sont un rêve ancien. Durant la Première guerre mondiale, la cadence de tir, la précision et la portée des armes d'infanterie et de l'artillerie immobilisent le front dès l'été 1914.
A cette époque, des engins blindés, montés sur voie ferrée ou sur roues, étaient déjà en service. En particulier, la Royal Navy emploie dès 1915 des automitrailleuses -souvent, de simples camions sur lesquels sont fixées des plaques d'acier- pour défendre les aérodromes et récupérer les pilotes abattus en terrain ouvert ou dans le no man's land, entre les tranchées de première ligne.
Les origines
Ces engins ne franchissent pas les cratères de combat entretenus par l'artillerie des deux camps. Un comité est mis sur pied par le ministre de la Guerre, Winston Churchill, afin d'élaborer une solution technique. L'influence de la Royal Navy -arme technique et industrielle par excellence- est prépondérante au sein du comité. Issu des techniques de fabrication des cuirassés -blindés et rivetés- de l'époque. Ainsi, le programme vise à construire Landship, c'est-à-dire une « cuirasse terrestre ».
L'originalité du concept du lieutenant-colonel Ernest D. Swinton[1] est l'utilisation de chenilles, construites à partir du tracteur agricole Holt. Le système de la chenille est lui-même issu des « sabots » installés sur les pièces d'artillerie de la même époque, pour leur permettre de ne pas s'enfoncer dans la boue. Un concept similaire a été inventé en Autriche au début des années 1910, mais les travaux n'ont pas été poursuivis.
Le nouvel engin doit être un machine-gun destroyer, afin de mettre fin à l'impasse de la guerre des tranchées et permettre à l'infanterie de survivre à l'assaut en la protégeant du feu des mitrailleuses et des éclats d'obus. Le nom de tank est utilisé pour dissimuler la véritable nature de l'engin, qui ressemble effectivement à une citerne, à la curiosité de la troupe et du renseignement adverse.
Les tanks: 1915-1925
Le char d'assaut britannique apparaît, pour la première fois, sur le front de la Somme en septembre 1916. Ses débuts sont peu glorieux. Sur les 49 tanks envoyés, seuls 32 arrivent à destination et durant l'attaque, 9 tombent en panne, 9 sont incapables de suivre l'infanterie, 5 tombent dans des cratères ou des trous d'obus et 9 seulement mènent effectivement l'assaut. Peu impressionné, le commandement allemand est conforté dans son jugement quand à Ypres, en 1917, 76 chars Mark IV et 12 blindés d'accompagnement échouent dans leur tentative de rompre le front allemand après que 10 jours de pilonnage intensif et de lourdes pluies aient achevé de rendre le terrain infranchissable.
Ces engins, pour être efficaces, doivent être employés en masse: à Cambrai le 20 novembre 1917, les Britanniques lancent contre la ligne Hindenbourg 324 chars Mark IV et 100 blindés de ravitaillement, qui doivent ouvrir la voie à 6 divisions d'infanterie et 5 de cavalerie. Le maintien du secret, une concentration de 1 000 pièces d'artillerie et un soutien de 300 avions permettent une avance de 10 km en 12 heures. Les Alliés perdent 4 000 hommes et 65 chars à l'ennemi ainsi que 179 autres en panne ou embourbés, mais les Allemands abandonnent 9 000 prisonniers et 100 pièces d'artillerie capturées. A partir de cette date, le tank, désormais copié en France (1916), en Allemagne (1917) puis construit sous licence aux Etats-Unis (1918) devient indispensable dans toutes les offensives terrestres. A la bataille de Soissons en juillet 1917, les Français concentrent plusieurs centaines de chars et prennent 30 000 prisonniers et 800 canons allemands. Le 8 août, « jour noir » de Ludendorff, 450 chars britanniques bousculent le front de plus de 10 kilomètres.
Mais l'effet des chars est également psychologique. Et c'est peut-être cet aspect qui a le plus frappé les contemporains, comme le maréchal Hindenbourg : « L'attaque britannique à Cambrai a révélé pour la première fois les possibilités d'une grande attaque surprise avec des chars. Nous avons eu des expériences précédentes avec cette arme dans l'offensive de printemps, lorsqu'elle n'a pas fait d'impression particulière. Néanmoins, le fait que les tanks ont maintenant atteint un tel niveau de perfection technique qu'ils pourraient traverser nos tranchées et nos obstacles intacts n'a pas manqué d'avoir un effet marqué sur nos troupes. Les effets physiques du feu de mitrailleuses et de canons légers dont étaient dotés les Colosses d'aciers étaient bien moins destructeurs que l'effet moral de son invulnérabilité relative. Le fantassin sentait qu'il ne pouvait pratiquement rien faire contre ses parois blindées. Dès que la machine franchissait nos tranchées, le défenseur se sentait lui-même menacé de l'arrière et abandonnait son poste ».
Petits essais et grandes manœuvres: 1925-1935
Les années 1920 sont marqués par une sévère contraction des budgets. Il en résulte l'abandon des engins lourds au profit de tankettes, des chenillettes à 1-2 hommes sur le modèle des chars légers Renault. Les Britanniques maintiennent leur distinction entre chars d'infanterie et engins de manœuvre (cruiser). Les premiers sont lents, lourds et fortement blindés, armés d'un canon antichar de faible calibre à haute vitesse. Les seconds sont de taille moyenne, rapides et dotés d'armes polyvalentes; une fois la percée effectuée, ils s'enfoncent dans les arrières des formations adverses pour rompre leurs communications, leur logistique, leurs moyens de conduite et d'appuis.
C'est en Grande Bretagne, sur la plaine de Salisbury, que de grandes manœuvres sont effectuées à la fin des années 1920 pour démontrer l'efficacité de grandes unités de manœuvre blindées. Ces exercices impressionnent profondément les observateurs étrangers: Soviétiques et Allemands en particulier. A l'aube de la Seconde guerre mondiale, les premiers disposent d'une force de 30 000 chars, les seconds d'environ 3 000.
Le char à l'échelle industrielle: 1935-1955
Dès 1928, la conception du char d'infanterie sur le modèle du Mark IV est abandonnée, car sa grande taille le rend trop facilement repérable et trop lourd -plus de 35 tonnes-, ou encore peu fiable. Dans la première moitié des années 1930 s'impose la conception de chars moyens de 13 à 20 tonnes, maniables, rapides -plus de 30 km/h- dotés d'une tourelle mobile armée d'un canon de 35 à 50 mm, à l'instar du Somua S-35 français de 1934. Cette évolution vers le char moyen est accentuée par le réarmement et de nouvelles conceptions de la guerre de mouvement, grâce à l'emploi d'unités mécanisées ou blindées, qui voient le parc de chars d'assaut des puissances européennes passer de quelques centaines à plusieurs milliers d'unités en moins d'une décennie. L'industrie lourde et les techniques de construction ne restent pas l'apanage des vainqueurs occidentaux de la Première guerre mondiale et se diffusent en URSS (BT-5 de 1933[2]), au Japon, en Italie (M-13 de 1940), en Tchécoslovaquie (chars 35 et 38) ou en Suède. Les rivets laissent la place aux soudures, puis aux blindages inclinés. En Allemagne en 1937, le PzKpfw III de 18 tonnes[3], équipé d'un canon de 37 puis de 50 mm et deux mitrailleuses compte un équipage de 5 hommes et constitue la référence de la conception du char à cette période.
La Seconde guerre mondiale, dans laquelle le char joue un rôle essentiel, est marquée par une spectaculaire amélioration des performances en matière de protection, d'armement et de mobilité. Dans l'exemple allemand, le blindage du PzKpfw III est de 15 mm pour 18 tonnes, celui du PzKpfw V Panther en 1943 de 40 à 80 mm pour 46 tonnes, alors qu'à la fin de 1944 le PzKpfw VI B Tiger II est protégé par un blindage de 80 à 110 mm et son poids dépasse les 68 tonnes. Mais la rupture est également quantitative. En 1940, l'Allemagne produit 2 200 chars alors que malgré les bombardements stratégiques et les reculs militaires, 27 000 chars sortent des usines en 1944, soit une multiplication de la production par 12. La Seconde guerre mondiale marque également la diversification du tank en plusieurs engins spécialisés: le char d'assaut (lourd), le char moyen et léger. La division britannique entre chars d'infanterie et chars de manœuvre (cruiser) est abandonnée. Les chars obsolètes sont recyclés afin de fournir la base de familles d'engins blindés: transports de troupes, engins du Génie, dépanneuses, obusiers blindé d'artillerie et chasseurs de chars.
Le char universel: 1955-1965
La Seconde guerre mondiale marque une spécialisation des engins blindés. Dans le contexte de l'après-guerre, les armées de second rang et aux faibles moyens se trouvent dans l'incapacité de développer et de se doter de tous les types d'engins. De plus, l'engagement de moyens tactiques diversifiés complique la conduite et la manœuvre.
Les blindés légers, qui ont connu des succès en 1938-1940, sont relégués à des tâches de reconnaissance et d'appui de l'infanterie dès 1941. La guerre de Corée et la décolonisation mettent à nouveau en évidence les insuffisances des engins légers comme le M24 Chaffee (18,4 tonnes) et l'AMX-13 (13 t), incapables de franchir des obstacles et ne résistant pas aux coups directs. L'époque est aux engins de plus de 40 tonnes, fabriqués en acier moulé.
Sur la base des cruisers britannique naît le concept de Main battle tank (MBT) - un engin de taille et de poids moyens, capable aussi bien de combattre des buts durs et mous, et doté de l'armement principal des anciens chars lourds. Le premier engin de ce type est le Centurion britannique; il est rapidement suivi par la série des Patton américains (M48, M60).
Leur adversaire, le T-34 soviétique armé d'un canon de 76 puis de 85 mm et produit à 45 000 exemplaires, reste en service longtemps après la Guerre. Mais dès 1947, il est suivi par un engin révolutionnaire: le T-55. Son poids modeste et ses faibles dimensions[4] lui permettent de rouler à 60 km/h. Son profile balistique est amélioré par la forme arrondie de sa tourelle. Enfin, il est doté d'un canon rayé de 100 mm doté de 35 coups.
A l'Ouest, sur le concept MBT inauguré par le Centurion, sont développés des chars moyens de 40 tonnes, capables d'atteindre les 65 km/h et dotés de canons au calibre standard OTAN de 10,5 cm. La stabilisation deux axes permet désormais le tir en mouvement ou sur un but mobile, jusqu'à 1 500 mètres. Des munitions antichars à noyau et à charge creuse sont développées. L'AMX-30 et le Léopard 1 sont tous deux le résultat d'un programme franco-allemand avorté. Tous deux connaissent un succès considérable à l'exportation.
High Tech: 1965-1975
L'apparition des engins filoguidés antichars durant les années 1960, capables de toucher et de mettre hors de combat un char lourd à des distances de 2 à 4 000 mètres suscite une profonde remise en question. A tel point que des chars dotés d'armement mixte canon/lance-missiles sont développés, à l'instar du M60A2 et du T62/T64. La volonté d'équiper les chars de tous les raffinements techniques du moment -chargeur automatique, tourelles télé-opérées, radars et intensificateurs de lumière, contre-mesures, suspension hydropneumatique, turbine à gaz, etc- conduisent à une inflation des coûts, à l'instar du MBT-70 germano-américain. La difficulté d'engager côte à côte des engins aux armements si différents, les difficultés de mise au point ainsi que les coûts ont raison de ces projets.
Dinosaures et puces informatiques: 1975-2005
La fin des années 1970 connaît simultanément un regain d'intérêt pour les armements conventionnels: l'OTAN mécanise ses forces. Parallèlement, l'électronique miniature permet la production de systèmes de vision nocturne abordables et fiables, ainsi que des systèmes de stabilisation et des conduite de tir électroniques. Enfin, de nouvelles techniques de blindage sont développés en Grande Bretagne (composite Chobbam) et en Israël (blindage réactif, explosif), qui mettent les blindés de 3e génération à l'abri des charges creuses. Le Léopard 2, le M1 Abrams ou le Challenger pèsent entre 55 et 65 tonnes, roulent à 70 km/h et sont capables de combattre en mouvement. Le rythme des actions mécanisées augmente et le combat de rencontre à un contre trois devient possible contre des engins de la génération précédente.
La fin de la guerre froide et la généralisation des armements guidés soulève, durant les années 1990, de profondes interrogations. Cependant, la nécessité de pouvoir opérer dans un environnement contaminé et/ou hostile, pris sous le feu direct, conduit à un renforcement du niveau de protection qui atteint désormais les 70 tonnes. L'installation de systèmes de transmissions de données et de gestion du champ de bataille (BMS) augmentent sensiblement l'efficacité, la coordination, le rythme et la souplesse des formations mécanisées. Des travaux sont en cours pour généraliser des moyens de défense rapprochée et des contre-mesures afin de lutter contre les menaces à courte portées et les explosifs improvisés.
A+V
Caractéristiques des générations de chars de combat moyens, 1917-2007
Modèle
Mark IV
Somua S-35
PzKpfw IV H
T-34
Centurion V
Leopard 1 A1
Leopard 2 A4
Origine
GB
F
D
URSS
GB
D
D
Début
1916
1934
1935-45
1941
1947-60
1965
1982
Canon
2 x 57 mm
47 mm
75 mm
76,2/85 mm
83,4/105 mm
105 mm
120 mm
Poids
28,4 t
19,2 t
23,0 t
30,9 t
52,0 t
40,0 t
56,5 t
Puissance
105 PS
190 PS
300 PS
500 PS
650 PS
830 PS
1500 PS
Vitesse max
6 km/h
37 km/h
40 km/h
55 km/h
34 km/h
65 km/h
72 km/h
Blindage
< 12 mm
< 55 mm
< 80 mm
< 70 mm
< 152 mm
<70 mm
< 150 mm
[1] Pour en savoir plus sur le Landships Committee: firstworldwar.com/weaponry/tanks.htm
[2] La technologie des chars BT, du T-34 ainsi que ses successeurs est issue des brevets de l'ingénieur américain J.Walter Christie, dont les engins ne trouvent que peu de débouchés aux USA.
[3] Panzerkampfwagen - char de combat.
[4] La discrétion et la faible silhouette se paient par une habitabilité inadéquate, mise en lumière durant les conflits israélo-arabes des années 1960-70.